Jusqu’au 3 janvier 2016, la treizième biennale de Lyon entame un nouveau tiercé thématique qui durera jusqu’à sa 17e édition en 2019. La notion de modernité sera centrale à ce triptyque, dont le premier chapitre est dirigé et mis en forme par Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery à Londres. Intitulée La vie moderne, cette exposition se focalise sur les lieux traditionnels de la Sucrière, et du Musée d’art contemporain de Lyon. Avec une seule œuvre, la vidéo angoissante de Yuan Goang Ming (*1965), projetée au tout nouveau Musée des Confluences, conçu par Coop Himmelblau.
De nombreuses œuvres reflètent un échec de la modernité, une modernité qui est remise en question, mais dont parfois il ne reste que des vestiges, traités ici comme autant des reliques d’une vision optimiste perdue. L’exemple parfait en est la sculpture d’Andreas Lolis (*1970). Au centre de l’ancien bâtiment industriel de la Sucrière, Lolis, qui vite et travaille à Athènes, a installé un assemblage qui évoque une cabane en carton improvisée. Le détournement s’opère dès que le visiteur se rend compte que cet abri de SDF n’est pas en carton, mais en marbre. Intitulée Résidence permanente, l’œuvre reprend le matériau classique de l’antiquité grecque pour donner une image pertinente de l’échec social actuel.
Malheureusement, l’impact de cette œuvre a été amoindri en lui préposant les Averses de Céleste Boursier-Mougenot. Spectaculaire et pauvre en même temps, l’effet produit par ces noyaux de cerises qui s’abattent sur les cymbales et les tambours d’une batterie dorée, est l’attraction déclarée du parcours de la Sucrière. Apparemment, l’orage de noyaux serait déclenché aléatoirement par les ondes électromagnétiques des téléphones portables appartenant aux visiteurs. Boursier-Mougenot, qui représente la France à la Biennale de Venise et dont le charmant bassin à vaisselle vient d’être exposé au Centre Pompidou à Metz, produit une sculpture en mouvement qui plaît. Mais l’intérêt de ce travail reste sommairement superficiel.
Plus discret : Traditional Repair de Kader Attia, qui a planté des agrafes dans les longues fissures du sol en béton de la Sucrière. Depuis sa grande installation en forme d’archives à la Documenta 13, Attia thématise la notion de réparation en confrontant, entre autres, les histoires culturelles de l’Europe et de l’Afrique. Ainsi, à la d13, il juxtaposait les portraits de gueules cassées de la Première Guerre Mondiale avec des masques africains. Au Traditional Repair qui ressemble à une cicatrice d’opération, s’associe une série de vidéo-interviews intitulée Immaterial Injury, qui décrit les perceptions extra-occidentales de l’idée que nous nous faisons de la pathologie psychiatrique.
Au même étage de la Sucrière, Mike Nelson (*1967) accentue le côté muséal de sa présentation en utilisant des socles faits de treillis métalliques et de béton pour exposer des restes de pneus crevés qu’il a récupérés sur l’autoroute A7 qui traverse Lyon. Ces objets trouvés rayonnent une esthétique du déclin qui est plaisante et dérangeant en même temps. Les restes d’une mobilité moderne, celle de l’automobile, sont ici exposés comme dans un musée anthropologique.
Dans la perspective du premier étage, sur des capots de voiture et autres éléments de carrosserie, Mohamed Bourouissa (*1978) a fixé des photographies en noir et blanc prises dans les rues de Philadelphie. Il s’y intéresse aux membres du Fletcher Street Urban Riding Club, une association qui existe depuis plus d’un siècle, époque où il y avait une cinquantaine de clubs équestres dans la City of Brotherly Love. Le club de Fletcher Street est devenu un refuge pour les jeunes d’un quartier menacé par la criminalité liée aux drogues dures. Les documents photographiques transférés sur ces bouts de carrosserie de voitures donnent l’impression d’être des reflets d’une scène de rue, où se mélangent passé et présent dans une esthétique qui fait penser à une archéologie urbaine d’aujourd’hui.
Un autre invité de la biennale lyonnaise, Sammy Baloji (*1978) vient de participer au pavillon belge de la Biennale d’art de Venise. Originaire du Congo, Baloji mène une réflexion systématique sur les conséquences de l’époque coloniale et leur impact sur l’état actuel du Congo. À Lyon, Sammy Baloji convoque les images d’archives d’une expédition belge, datant de la fin de la Belle Époque, pour illustrer les véritables intérêts économiques qui se cachaient derrière cette façade de voyage anthropologique.
Un des rares artistes de la jeune génération à avoir également été exposé à Luxembourg est Cyprien Gaillard (*1980), dont une vidéo avait été montrée lors d’une exposition de groupe à la Galerie Nosbaum et Reding, et lors de l’exposition Damage Control. Art and Destruction since 1950, exposition parachutée au Mudam en 2014. Dans une projection en 3D, intitulée Nightlife, Gaillard filme la nuit américaine (celle de Los Angeles) à partir de références multiples, comme le penseur de Rodin (endommagé lors d’un attentat en 1970 à Cleveland) ou alors le seul des quatre chênes vivants offerts à Jesse Owens pour ses quatre médailles gagnées aux Jeux Olympiques en 1936. À partir de là se développe une vision nocturne hallucinée, qui associe prise de vues aériennes et images au ralenti, plongées dans l’éclairage artificiel des rues avoisinantes. Grâce aux effets 3D, les arbres et buissons filmés par Cyprien Gaillard se mettent à danser et prennent une dimension véritablement sculpturale dans la salle de projection du Mac Lyon. En filmant les explosions d’un feu d’artifice avec un drone, équipé d’une caméra mobile, l’artiste donne une vue plongeante sur un ciel qui prend des allures de champs de bataille. Rarement les effets spectaculaires d’un technique vidéo contemporaine sont utilisés avec cette intelligence dans les grandes expositions d’art actuel.
L’autre vidéo qui persiste est le vidéoclip réalisé par la chorégraphe Cecilia Bengolea (*1979) et l’artiste Jeremy Deller (*1966). Dans ce rap qui donne la part belle à Denis Trouxe, ancien adjoint au maire chargé de la culture et du patrimoine à Lyon, les auteurs confrontent les cultures apparemment high & low d’un fonctionnaire à la retraite dans sa villa luxueuse des hauteurs de Lyon et de trois danseuses de dancehall. L’effet ironique est cependant rapidement dépassé par un étrange dialogue de la lenteur patriarcale du retraité de la culture et de l’iconoclasme dansé des corps qui investissent le parc de la villa, comme un territoire à conquérir.
Julien Prévieux (*1974) a composé un Musée de la triche qui exhibe toute une série d’objets allant de la balle de golf truquée jusqu’à la combinaison de natation high-tech. Une voix off explique les petites histoires qui alimentent ce cabinet de curiosités. Prévieux s’amuse à dévoiler ces tricheries comme aspect d’une modernité peu glorieuse.
La treizième biennale de Lyon profite d’une exposition succincte et dense qui propose un panorama réussi de l’art actuel. Une réussite qui se base sur une exposition reflétant le concept de modernité en confrontant passé colonial et l’illusion de progrès.