Il y aurait entre 1,6 et 1,7 rats par habitant (!) à Paris, soit 3,8 millions, estimait l’expert en hygiène et sécurité français Pierre Falgayrac en début d’année dans une interview au Monde. Ces rats urbains nichent dans les égoûts, où il y a de l’eau en abondance, une température constante et pas de prédateurs. La nourriture, ils vont la chercher là où ils la trouvent, et, parce qu’ils éliminent les déchets humains, Falgayrac estime qu’ils sont même utiles dans les grandes villes – en un an de vie, un rat mangerait ainsi jusqu’à neuf kilos de déchets. À ses yeux, il n’est pas nécessaire de les éradiquer, puisque leurs populations s’autorégulent selon la disponibilité de nourriture. Mais, associés aux grandes épidémies et à la maladie, les rats font peur, des vidéos circulant sur les réseaux sociaux ont poussé la maire de Paris, Anne Hidalgo, à prendre des mesures contre la recrudescence des rats ; depuis, de petits panneaux demandant aux utilisateurs de ne pas laisser traîner de nourriture dans le squares et parcs publics ont été apposés partout.
Les rats d’Aline Bouvy, eux, sont loin d’être inquiétants : Une dizaine de ces petits rongeurs ornent les murs de son actuelle exposition chez Alex Reding, qui s’est ouverte jeudi dernier. Ce sont des faïences en jesmonite blanche fixées tels des bas-reliefs sur les murs, montrant parfois les rats en duo, parfois seuls, mais toujours anthropomorphes, tout mignons. We will make you lose what you are struggling to hold on to est une des séries d’œuvres de cette monographie intitulée People with vaginas. Le titre de l’exposition, écrit en fuchsia sur des autocollants faisant fonction de carton d’invitation, est du Bouvy tout craché : punk toujours, elle est à la fois féministe engagée, assez rentre-dedans dans sa militance politique, et représentante de cet humour belge un rien subversif qui se déguste une bière dans une main et une frite-sauce-samuraï dans l’autre.
Aline Bouvy, née en 1974 au Luxembourg, où elle passe une partie de son enfance, mais résidant et travaillant désormais à Bruxelles, on l’a connue en duo avec John Gillis, puis découverte une première fois en solo en 2014 chez Nosbaum-Reding, avec sa très puissante exposition Politics of intimacy en 2014, où elle montrait de grands tableaux noirs et blancs en linoléum et surtout un environnement infra-sonore qui vous prenait aux tripes. Mais Bouvy, il ne faut jamais la chercher deux fois au même endroit : cette fougueuse touche-à-tout essaye tous les matériaux et toutes les techniques pour servir son art engagé, foncièrement critique du système capitaliste. Elle est passée de la peinture à l’huile par la vidéo, la broderie ou le collage à la sculpture et, depuis peu, la faïence.
Thématiquement, cette fois, c’est le consumérisme – ou la surconsommation plutôt – et le sexisme qui y passent : les pizzas sculpturales blanches joliment présentées sur des plateformes en plexiglas sont décorées de morceaux de salami, de tomates, d’olives, de fromage... et de vagins et autres organes sexuels. Ces œuvres d’apparence si inoffensive parlent de manière presque subliminale de la marchandisation du corps humain, surtout celui de la femme, et des tendances cannibalistes du capitalisme. Idée poussée encore plus loin dans la dernière salle, avec cette installation formellement radicale : un mur de bottes de paille teintes en noir avec une fenêtre blanche dans laquelle trône une photo d’un spray « anti-cannibalisme » pour cochons – un spray réel qu’elle a trouvé dans un magasin pour éleveurs à la frontière belgo-luxembourgeoise. Il paraît que les cochons, omnivores (comme les rats), développent leur côté cannibale en captivité. Comme les hommes, qui s’aiment et se déchirent en couple, ou qui se dévorent l’un l’autre dans nos sociétés capitalistes. Une exposition manifeste.