Ses années, c’étaient les années 1970 – les années du gouvernement de Gaston Thorn (DP) sans le CSV, de la libéralisation des mœurs, de l’abolition de la peine de mort ou de la dépénalisation de l’adultère. C’est l’époque des manifestations étudiantes (qui eurent lieu en 1972 au Luxembourg), mais aussi celles de la grande crise sidérurgique. Jochen Herling est alors dans la force de l’âge : originaire de Braunschweig en Allemagne, il s’est installé au Luxembourg en 1963, pour échapper au service militaire, après avoir grandi dans la pauvreté de l’après-guerre (il est né en 1943), puis appris la photographie dans ce qui est alors une industrie florissante. Au Luxembourg, il est embauché par la Revue – Lëtzebuerger Illustréiert, dont Lucien Thiel est alors le directeur. Dans l’exposition monographique que la Photothèque de la Ville de Luxembourg consacre actuellement à Jochen Herling au Ratskeller, les photos des années 1970 sont les plus marquantes, celles sur lesquelles son regard semble le plus juste, celles qui sont les plus libres, les plus proches d’un photojournalisme contemporain.
En fait, la série de monographies consacrée à des photographes de l’institution de la Ville de Luxembourg ont quelque chose d’extrêmement formatant : parfois, on y a comme un déjà vu devant ces éternels clichés d’une nonne descendant (ou remontant) le Breedewee ou d’enfants heureux souriant dans la caméra. Parce que les tirages sont toujours d’un contraste en noir et blanc très poussé, les formats souvent identiques, les cadres en bois clair avec les passe-partout couleur crème reconnaissables parmi tous – et les légendes parfois d’une ineptie consternante (lorsqu’elles ne se limitent pas aux simples indications du lieu et de la date de la prise de vue, mais osent le lyrisme dans l’interprétation, genre : « il faut être artiste pour voir la beauté » etc.). Avant Herling, le même formatage avait été appliqué à Pol Aschman, Théo Mey, Marcel Schroeder, Tony Krier ou Edouard Kutter (que des hommes, d’ailleurs). Ils ont tous en commun que la Photothèque possède d’importants fonds de leurs négatifs et qu’une telle exposition s’adressant à la nostalgie du public autochtone attire toujours beaucoup de visiteurs. Jochen Herling, lui, avait décidé de ne plus passer au numérique lorsqu’il avait déjà l’âge de la retraite et a alors arrêté de travailler. Comme pour symboliser la fin de cette époque, il a fait don, en 2016, de ses 300 000 négatifs à la Photothèque, qui a été heureuse de pouvoir travailler avec lui sur leur archivage. Il ne se serait, expliqua la directrice de la Photothèque Martine Theisen à la Radio 100,7, pas mêlé du choix des photos ou de l’accrochage de l’exposition, mais les aurait découverts peu avant le vernissage.
Alors que Herling était d’abord photographe de presse à la Revue, puis en indépendant – il travailla notamment en tant que freelance pour le Lëtzebuerger Land, mais aussi pour le Service information et presse du ministère d’État ou pour la Cour grand-ducale, qu’il accompagna aux voyages officiels –, il milita aussi pour la reconnaissance de la photographie comme art, en fondant l’asbl Friends of Edward Steichen (1979) ou en lançant une galerie dédiée à la photographie (Photogalerie 52, en 1981). Nous sommes dix ans avant la création du Centre national de l’audiovisuel et la photo n’est encore guère prise au sérieux. À la radio publique, Herling vanta d’ailleurs l’esprit de solidarité et de collégialité qui régnait alors dans le métier, avec des confrères comme Lé Siebenaler ou Pierre Leyder.
Il y a beaucoup d’optimisme dans les quelque 160 images retenues pour le Ratskeller et le livre. Elles datent des années 1970, 1980 et 1990 essentiellement, et on y suit les concours de beauté, les starlettes de la culture pop, les artistes, les enfants ou encore les hommes et femmes politiques. Assemblées à peu près thématiquement, avec certaines images, les plus mélancoliques, tirées en très grand format, les photos documentent la beauté du quotidien et le charme suranné de l’anecdotique. Les mises en scène publicitaires de voitures de l’époque n’ont d’intérêt que parce que ce design carré nous semble tellement dépassé ; les photos de compétitions sportives ne nous touchent que parce que ces vêtements semblent si démodés et ces autres portraits de stars de RTL comme Désirée Nosbusch ou Camillo Felgen, nous rappellent notre enfance ou jeunesse. Mais les photos qui touchent le plus sont les reportages sociaux dans les faubourgs alors encore très pauvres de la ville, que Roger Manderscheid avait si pertinemment désignés comme « ceux d’en bas » par opposition à « ceux d’en haut » (soit ceux qui ont le pouvoir et l’argent habitant la ville haute), dans son film stille tage in luxemburg (1973). Sur ces photos, majoritairement issues d’une série réalisée avec le journaliste Romain Durlet (Mir Kanner, voir en bas), on voit les appartements surpeuplés et équipés très rudimentairement, les façades décrépies, les tags autour de l’immigration (rares à l’époque) ou les enfants jouant avec peu dans la rue.
Malheureusement, la Photothèque se borne à montrer les photos, et si Paul Bertemes écrit une introduction très personnelle au livre rendant hommage à son ami de longue date, on n’apprend les détails sur la vie de Jochen Herling, son parcours et ses ambitions de photographe que dans la biographie publiée à compte d’auteur et écrite par Josiane Kartheiser, Jochen Herling – Von Braunschweig nach Luxemburg. Pour les prochaines expositions de la Photothèque, il serait judicieux de mieux contextualiser les photos, en expliquant les conditions économico-politiques de leur réalisation et de les montrer par exemple aussi dans leur support original – un reportage photo dans la presse magazine a d’autres contraintes, d’autres strates aussi que le seul effet de la composition de l’image, du contraste ou du moment documenté.