La Banque de Luxembourg et Maison moderne viennent de sortir la boîte à cirage et la brosse à reluire. Publié en mai, Histoires de familles (sous titre : « 10 familles luxembourgeoises –10 success-stories entrepreneuriales » ; 172 pages, 49 euros) est une série de portraits d’entreprises centrée sur les actionnaires-dirigeants : les Ernster, Giorgetti, Grosbusch, Clasen (Caves Bernard-Massard), Ehlinger (Intralux Transports, Groupe Schuler), Hentgen-Pauly (Lalux), Lentz (Bofferding), Muller (Moulins de Kleinbettingen/Panelux/Fischer), Meyer-Krombach (Heintz van Landewyck) et Weber-Heinisch (Voyages Emile Weber).
Ces PDG de la troisième ou quatrième génération sont représentés comme des « hommes courageux » dotés de qualités extraordinaires. Abdu Gnaba, l’anthropologue freelance chouchou de la place financière qui a co-rédigé l’ouvrage, glose dans son introduction sur leur « force de vie », leur « volonté de changer le monde ». Ils correspondraient « à l’archétype de l’homme moderne, aventurier, explorateur, stratège et inventeur : Ulysse. » C’est oublier qu’Ulysse, en tant que héros de la métis, donc de la ruse, se démarque également par sa capacité « de mentir, de rouler les gens, de leur raconter des balivernes et de se tirer d’affaire au mieux », comme le rappelait l’historien Jean-Pierre Vernant dans L’Univers, les Dieux, les Hommes.
Cette héroïsation du monde patronal n’est pas très originale. Ainsi, dans son discours d’investiture à la tête du Medef en juillet 2013, Pierre Gattaz s’adressait-il aux patrons : « Je dis toujours que les chefs d’entreprise sont des héros. Mesdames et Messieurs, vous êtes des héros. » Signe des crispations identitaires, Histoires de familles met constamment l’accent sur « l’attachement au territoire » des entreprises portraitées. Dans l’introduction, Abdu Gnaba évoque même, en termes assez ésotériques, un présumé « enracinement dans un mode de vie traditionnel qui fait de la défense d’un périmètre nourricier la priorité des priorités ». Tant de Heimattümelei et de provincialisme laissent perplexe. Car la plupart des entreprises décrites exportent leurs produits sur les marchés internationaux, certaines, comme Heintz van Landewyck ou Panelux, ont établi des fabriques dans l’ancien bloc communiste, sautant sur le train des privatisations durant les années 1990.
L’idée de faire un livre, écrit Mike Koedinger dans son avant-propos, serait née d’une « conversation complice avec et à l’initiative de la Banque de Luxembourg ». Le président de Maison moderne parle de « décideurs » et donne un aperçu de l’approche bienveillante de son groupe de médias : « Nous aimons rencontrer les entrepreneurs, les faire parler, comprendre leurs motivations. C’est d’ailleurs sans doute ce que nous savons faire de mieux ». Pour la Banque de Luxembourg, l’ouvrage est une manière de fidéliser ou d’attirer des clients HNWI résidant au Luxembourg. (Un marché hyperconcurrentiel visé par toutes les grandes banques de la place.) Histoires de familles ressemble donc à une brochure de promotion qui aurait gonflé à la taille d’un livre. Comme pour la plupart des publications de Maison moderne, l’objet est pourtant de belle facture : mise en page soignée, illustrations originales, reliure en carton et brochage au fil. Les photos-portraits des familles sont chacune précédées d’une page en papier calque, comme s’il s’agissait de protéger l’image de toute souillure. Aux entrepreneurs, le livre permet d’étoffer leur capital symbolique, au-delà des postes dans les organisations patronales.
À quelques exceptions près (Lalux ou Bernard-Massard étaient ainsi lancés par des notables locaux et des financiers), l’ascension des fondateurs est racontée à l’américaine, c’est-à-dire sur le mode méritocratique du self-made-man. Les descendants plus ou moins lointains exhibent leurs diplômes : études en management (Hubert Clasen), en droit et en économie (Fernand Ernster) ou des MBA passées dans des écoles plus ou moins prestigieuses (Miami University dans l’Ohio pour Georges Lentz Jr ; EDC Paris pour Marc Giorgetti). Ces dix dernières années, une nouvelle génération, née dans les années 1970-1980, a fait son entrée dans les entreprises familiales, affublée de titres comme « directeur commercial » (Antoine Clasen), « product manager (Lynn Grosbusch) ou « responsable trade marketing » (Isabelle Lentz). Goy Grosbusch évoque ainsi un « parcours d’intégration interne d’un an dans l’entreprise ». Ce ne serait qu’après, que « l’on peut se sentir et se prétendre légitime. »
La question de la délégation et de la maîtrise du temps est peu abordée. À lire les portraits, on a l’impression que les PDG supervisent personnellement chaque détail de leur société. (À l’exception d’un Fernand Ernster qui dit s’être « désengagé progressivement de l’opérationnel ».) Quant aux conflits sociaux, à part une brève allusion à la grève des brasseries en 1920, ils sont inexistants. Empreint de paternalisme, le discours que tiennent les PDG sur les salariés (« comme si le personnel finissait, d’une certaine façon, à faire partie de la famille », lit-on dans l’introduction) est très éloigné des mots d’ordre normés des départements en ressources humaines.
Le livre permet aussi de mesurer la différence entre les patrons actionnaires de leur propre entreprise et des CEO grassement rémunérés mais qui, en fin de compte, restent des salariés. Ainsi, le livre évoque en une demi-phrase « le grand engagement et succès » de Jacques Linster, le directeur général qui fut le stratège derrière l’expansion de l’empire Panelux/Fischer. Or, son évincement pour faire place aux enfants de l’actionnariat est pudiquement passé sous silence. L’intérêt, quasi-anthropologique, du livre, c’est qu’il permet de savoir qui, entre les différents d’actionnaires, est le cousin de qui. Il aurait été intéressant de relier les familles portraitées et de montrer les interconnexions dans le petit monde des grandes familles luxembourgeoises.