Quand maître Faisal Quraishi, avocat inscrit au barreau de Luxembourg depuis 2005, défend les droits des demandeurs de protection internationale, il sait de quoi il parle : d’origine pakistanaise, il est venu en Europe avec ses parents et a eu accès au statut de réfugié en France. Par son engagement, dit-il, il veut rendre à la société qui l’a accueilli. Un entretien sur les droits humains, la procédure « ultra-accélérée », le Hall 6 et la peur des abus.
d’Lëtzebuerger Land : Vous défendez régulièrement des demandeurs de protection internationale dans leurs procédures, souvent aussi des ressortissants des pays des Balkans, désormais définis comme « pays d’origine sûrs » par le Luxembourg et pour lesquels le gouvernement vient d’annoncer une procédure « ultra-accélérée » permettant d’évacuer leurs dossiers plus rapidement, parce qu’ils ont peu de chances d’accéder au statut de protection internationale. Quelles sont vos expériences ?
Faisal Quraishi : Souvent, ce sont des dossiers perdus d’avance et nous le savons. Tous les gens des Balkans, on les met dans le même sac. Parfois, je ne me déplace même plus pour plaider, comme le jugement est évident dès l’échange d’arguments avec le délégué du gouvernement. Mais parfois, il y a aussi des cas plus compliqués, où mon client a un dossier plus complexe. Comme ce journaliste albanais, X.I., qui était à l’origine de la dénonciation d’un grand trafic de drogue d’Albanie vers l’Italie et la Grèce. Il a écrit de nombreux articles sur le sujet, jusqu’à être en danger dans son pays. On a eu cinq ou six entretiens au ministère de l’Immigration, qui, pourtant, ne voulait pas reconnaître le fait qu’il risque sa vie s’il retourne là-bas. Il n’a eu ni le statut de protection internationale, ni la protection subsidiaire. Alors nous avons fait appel et sommes allés voir l’Ombudsman, qui était d’accord qu’il y avait une grande négligence d’analyse de la part du ministère et qui va donc également intervenir.
Justement, la Convention de Genève n’accorde-t-elle pas un droit de protection individuel à tous les demandeurs ? Ne peut-on pas être poursuivi pour sa religion, son origine ethnique ou ses opinions politiques dans un « pays d’origine sûr », voire même un pays partenaire du Luxembourg ?
Oui. Même la loi de décembre 2015 « sur la protection internationale et la protection temporaire », actuellement en vigueur et qui est la transposition de la Convention de Genève de 1951, indique qu’il faut une « analyse individuelle des faits », un « entretien personnel » et une « évaluation personnelle de la demande ». Chaque cas est spécifique.
Pourtant, face au nombre important de ressortissants des pays des Balkans notamment, qui constituent plus d’un tiers des nouvelles demandes déposées durant l’année écoulée au ministère de l’Immigration, et face à ceux qui sont dans la procédure « Dublin III » (qui sont entrés sur le territoire européen par un autre pays et seront renvoyés vers ce premier pays d’arrivée pour l’analyse de leur demande), le gouvernement a donc introduit cette procédure « super-accélérée ». Ainsi, il veut évacuer plus rapidement les dossiers de ceux qui ont le moins de chances d’obtenir le statut afin de désencombrer aussi les foyers d’accueil et de libérer des places pour les DPI venant de pays en guerre, comme la Syrie. Or, une telle procédure « ultra-accélérée » comprend aussi des risques. Lesquels, à vos yeux ?
En fait, une telle procédure « accélérée » existe déjà, depuis la loi de 2015 : les personnes des « pays d’origine sûrs » y sont soumis. Elle implique une analyse plus rapide des demandes et un délai raccourci à quinze jours pour faire recours contre la décision (au lieu d’un mois), puis un traitement très rapide au Tribunal administratif de ce recours – nous parlons ici d’un mois entre le dépôt et le jugement à peu près. En outre, on ne peut pas faire appel dans ces dossiers.
En ce qui concerne la procédure « ultra-accélérée », j’ignore encore comment elle va se passer parce qu’il n’y a aucune modification légale pour son introduction. Je suppose que le ministère veut surtout mettre les moyens humains et logistiques pour une analyse rapide des dossiers. Le premier problème que je vois, c’est qu’il faut un certain temps au demandeur pour préparer son entretien et surtout pour fournir les documents et les preuves utiles. Ces papiers, il faut souvent les demander à ses proches restés sur place, qui doivent se les procurer auprès des administrations, puis les envoyer, et ensuite, il faut encore les traduire… cela prend du temps.
En outre, la loi de 2015 accorde, dans son article 19, un traitement spécifique aux personnes vulnérables, malades ou handicapées : comment peuvent-elles préparer leur dossier si rapidement ? Si, par exemple, les Albanais n’ont pas besoin de visa pour immigrer en Europe, les Kosovars par contre oui : alors ils viennent de manière clandestine, ont recours à des passeurs et sont fragilisés par le trajet et ses conditions. Il n’est pas possible d’évaluer ces conditions et leurs conséquences aussi rapidement. Donc je crains que le ministère ne contrevienne aux garanties de base de l’article 19.
Ceci dit, je ne suis pas contre le fait d’analyser les dossiers de demandes dans des délais très brefs. Laisser les gens dans le flou, faire perdurer les procédures durant des années, comme c’était souvent le cas, pour recevoir un refus à la fin, ce n’est pas bon. Renvoyer des demandeurs déboutés dans leur pays d’origine avec lequel ils n’ont plus aucun lien mène à des situations humaines dramatiques. Mais il faut que les garanties de « bienveillance » du ministère dans l’analyse des dossiers restent préservées.
Vous êtes-vous porté volontaire pour assister les DPI dans cette procédure ultra-accélérée suite à l’appel du ministère, transmis par le Barreau ?
Oui, évidemment. Je le considère comme la prolongation de mon engagement dans ce domaine. Mais ils ne trouvent pas beaucoup de candidats, d’après ce que je sais. Il est à craindre que ces permanences judiciaires soient une manière de donner une apparence du respect de la loi. Mais ce ne sont peut-être que mes angoisses, il est trop tôt pour juger et je n’ai pas encore d’expérience pratique jusqu’ici. Ce qui est sûr, c’est que nous ne savons pas encore ce que ça va donner et dans quelles conditions nous allons y travailler. Pour l’heure, cela ressemble à un blind dating. Nous avons par exemple des obligations déontologiques en tant qu’avocats, comme la règle que nous devons recevoir nos clients dans notre étude, sauf exception, pour des raisons de confidentialité. Où allons-nous discuter avec les demandeurs de protection au centre de logopédie, où auront lieu ces procédures ? Au coin d’une table dans une salle commune ? Et combien de temps aurons-nous pour comprendre la situation individuelle de la personne ? Normalement, après un premier entretien, on fait une évaluation avec le client : ce qui manque, ce qu’il faut préciser, sur quels points il faut des documents ou des preuves. Mais déjà avec la procédure rapide, on n’a que quinze jours à partir de l’entretien ministériel pour verser des pièces et c’est difficile. Alors je m’interroge sur les garanties en cas d’accélération supplémentaire de ces délais.
Le ministre de l’Immigration Jean Asselborn (LSAP) et celle de l’Accueil et de l’Intégration Corinne Cahen (DP) insistent sur les « abus » de la procédure d’asile par ces ressortissants de « pays sûrs », qui seraient plutôt des migrants économiques et encombreraient inutilement les instances officielles. Est-ce le cas ? Doit-on vraiment parler d’abus ?
Les ressortissants des Balkans auxquels j’ai à faire sont les personnes les plus humbles que j’aie vues. Ils sont très francs et racontent leur histoire d’une manière très directe. La plupart d’entre eux n’essaient pas de tricher du tout et avouent qu’ils viennent ici parce qu’ils ont des problèmes économiques. Ce sont souvent des situations humaines très difficiles dès le départ, soit des personnes âgées et malades, soit très jeunes, qui ne trouvent pas de travail et ne voient pas d’avenir chez eux. Ce sont des gens qui ne sont pas suffisamment pauvres ou nécessiteux pour que l’Europe les aide. Mais souvent, ils racontent des histoires de classe politique corrompue et de prises illégales d’intérêt dans leur pays que, tous, ils affirment aimer. J’estime que ce n’est pas tricher, mais légitime de vouloir un meilleur avenir pour ses enfants.
Un abus, ce serait quelqu’un qui utiliserait ces moyens-là pour obtenir une protection internationale ou subsidiaire. Mais eux ne connaissent souvent pas la loi luxembourgeoise avant de venir. Ils viennent ici à la recherche d’un avenir meilleur, et c’est alors le ministère qui leur dit de déposer une demande de protection, ou un proche déjà sur place qui les oriente vers cette procédure leur donnant droit à un logement et une protection sociale.
Personnellement, je suis quelqu’un de réaliste et de franc : Je leur dis immédiatement qu’ils ont très peu de chances de voir leur demande aboutir. Plus de 90 pour cent des personnes qui viennent des Balkans n’accèdent pas à une protection actuellement – le taux le plus élevé concerne, au niveau européen, les Albanais, avec 7,8 pour cent des demandes aboutissant à l’obtention du statut. Un faible taux de personnes peut en outre rester pour motifs exceptionnels, comme des raisons de santé ou des enfants scolarisés depuis plus de quatre ans.
Alors oui, il y a aussi quelques personnes qui font ce qu’on appelle du « tourisme d’asile » et font le tour des pays : Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, la France et l’Autriche. Mais j’ai eu de tels clients qui me disaient qu’ils ne savaient pas quoi faire d’autre. Comme ce tsigane du Kosovo qui voyageait avec ses six enfants de pays en pays et me disait qu’il était comme un saltimbanque, qu’on en voulait pas de lui dans son pays et qu’il devait bien vivre quelque part avec sa famille.
Savez-vous ce qui se passe au retour des demandeurs de protection internationale déboutés, lorsqu’ils se retrouvent dans leur pays d’origine ? Avez-vous des témoignages de clients ?
Oui, je garde souvent le contact. Il y en a qui, refoulés, savent qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas rester dans leur pays d’origine et reviennent peu de temps après par d’autres canaux. Mais j’ai aussi eu une famille albanaise qui a eu un refus de la protection internationale, de la protection subsidiaire et du sursis à l’éloignement, a été escortée chez elle – pour se voir ensuite accorder le statut avec la même histoire en France. Souvent, on a l’impression que les décisions du ministère sont prises avec une légèreté sinon une partialité flagrantes.
On pourrait presque être amené à croire que cette procédure « ultra-accélérée » n’est faite que pour libérer des logements dans les foyers pour les demandeurs de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Et que le « centre d’expulsion » installé en parallèle au Hall 6 de Luxexpo est inspiré des « Abschiebe-zentren » allemands.
Humanisme VS. logistique
C’est à contre-cœurcela se voyaitque le ministre de l’Immigration Jean Asselborn (LSAP) défendaitce mercredi à la Chambre des députésles nouvelles mesuresplus contraignantesdécidées par le gouvernement pour la gestion de l’immigration et de l’asile. D’une partle projet de loi n°6992 (adopté le même jour par une très large majorité de 58 députés sur 60)étend la possibilité de placer des familles avec enfants mineurs de 72 heures actuellement à sept jours. Ce qui a alerté les organisations de défense des droits de l’Hommecomme Amnesty internationalle Lëtzebuerger Flüchtlingsrot et même le commissaire des droits de l’homme au Conseil de l’EuropeNils Muižnieksquidans une lettre ouverte publiée en début de semaineexhortait les députés à ne pas adopter cette mesure parce que « la détention d’un enfant migrantquand bien même interviendrait-elle en dernier recoursn’est jamais dans son intérêt supérieur ». Pour Jean Asselborn et son administration pourtantil s’agit surtout d’une question pratiqueles expulsions demandent des préparatifs longs et compliquéset il faudrait éviter que les prévenus disparaissent dans la nature une fois libérés après le délai de 72 heures. Les avantages logistiques sont aussi évoqués pour la mise en place d’un « centre d’expulsion » – que le ministre préfère appeler « maison de retour » – dans le Hall 6 de Luxexpo à partir du 1er avril. Y seront regroupés les demandeurs de protection internationale déboutésqui attendent le retourvolontaire ou accompagné par la policedans leur pays d’origine. Ce Centre de rétention bis sera une structure semi-ouverteoù les occupants peuvent aller et venir en journée mais doivent être là le soir. Une administration de cinq personnesassistées d’un service psychosocial de cinq personnes aussi gèrera la structureoù toutes les autres charges – nourriturenettoyagesurveillance – seront assurées par des prestataires privés externes. Actuellementil y a quelque
390 personnes déboutées dans les foyersle gouvernement veut surtout libérer des places pour les nouveaux arrivants et les 473 réfugiés que le Luxembourg s’est dit prêt à accueillir dans le cadre des programmes européens de resettlement et de relocalisation. jh