d’Land : Après l’afflux massif de réfugiés venant de Syrie notamment, par la dangereuse voie de la Méditerranée, fin 2015/début 2016 – en 2015, les Syriens étaient le premier groupe, plus de 27 pour cent des 2 447 demandeurs, suivi des Irakiens –, les nouvelles arrivées de demandeurs de protection internationale (DPI) au grand-duché sont retombées en début de cette année, après l’entrée en vigueur de l’accord avec la Turquie… Mais depuis cet été, le nombre de nouvelles demandes a de nouveau augmenté, à 269 en octobre (derniers chiffres disponibles). Et, fait remarquable, ce sont à nouveau des ressortissants des Balkans – Serbie, Albanie, Kosovo, Macédoine… – qui sont à la tête de cette statistique des nouvelles demandes. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Jean Asselborn : En effet, sur les 1 852 nouvelles demandes de protection internationale que le service de l’immigration du ministère des Affaires étrangères a enregistrées jusqu’au 30 novembre de cette année, quelque quarante pour cent sont des ressortissants des pays des Balkans, qui viennent surtout pour raisons économiques, parfois aussi pour raisons médicales. Certains d’entre eux viennent pour la deuxième, troisième, parfois même quatrième fois, après avoir été déboutés du droit d’asile lors de leurs précédentes demandes – qui étaient déjà manifestement abusives. Mais comme beaucoup de nos pays voisins organisent actuellement des retours massifs de ces demandeurs vers leurs pays, nous les retrouvons maintenant au Luxembourg. Mais dans ce cas, ils tombent sous les conditions de Dublin III, qui implique que la demande de protection soit traitée dans le premier pays où le demandeur a été enregistré lors de son arrivée en Europe. Ce cas de figure est particulièrement flagrant chez les demandeurs qui nous arrivent d’Allemagne et des Pays-Bas, où les retours ont été très nombreux ces derniers mois. Pour les cas qui ne relèvent pas du règlement Dublin III, les services de l’immigration disposent d’une procédure accélérée qui permet d’évacuer les demandes « manifestement abusives » endéans les six jours qui suivent le dépôt de la demande et nous cherchons actuellement un moyen de collaborer plus intensément avec la police afin d’endiguer ce phénomène.
Alors que le taux de reconnaissance du statut de réfugié avait atteint un niveau élevé ces derniers mois – presque un tiers se virent attribuer ce statut de protection, notamment les Syriens –, les ressortissants des Balkans ont moins de chances d’être reconnus dignes de protection ?
Oui, c’est évident : un afflux élevé de ressortissants des Balkans implique que le taux de reconnaissance du statut va à nouveau baisser. Vous savez, les Balkans, tous les pays des Balkans, sont désormais considérés comme « pays sûrs » chez nous. Et par « pays sûr », nous entendons un pays où il n’y a pas de persécution « de façon générale et de façon constante », comme le définit la convention de Genève. Tous ces pays des Balkans sont actuellement candidats à une adhésion à l’Union européenne et sont devenus des destinations touristiques. Ces gens-là ne viennent pas par un périple dangereux par la mer ou une épopée à travers l’Europe, mais simplement en bus, en train, voire même en voiture pour déposer une demande de protection. C’est abusif.
Avec la dernière réforme de la loi sur l’immigration, en 2015, le gouvernement s’engageait à accélérer les procédures d’analyse des dossiers. Vous deviez donc augmenter le personnel du MAE. Or, beaucoup de réfugiés se plaignent toujours de devoir attendre longtemps même avant le premier entretien – les Irakiens vous reprochant même de privilégier les Syriens dans les procédures. Pourquoi est-ce que cela dure toujours si longtemps ?
En automne 2015, durant cet afflux massif largement médiatisé, il y a effectivement eu beaucoup de demandes de la part de demandeurs de protection internationale venant de Syrie ou d’Irak. Comme nous l’avions annoncé, nous avons alors recruté quinze personnes supplémentaires pour nos services, qui sont en grande partie universitaires. Mais cela prend un certain temps pour les former, les préparer à leur tâche complexe. En plus, nous devons en mettre à disposition pour les services internationaux comme Frontex et nous avons créé notre nouveau service dédié au resettlement. La tâche est complexe parce que, vous le savez bien, il ne s’agit pas de dossiers mais de personnes. Chaque cas est différent, c’est pourquoi l’analyse des demandes prend parfois un peu plus de temps. Alors pour les Syriens, c’était plus facile : ces gens étaient manifestement en danger et ont fui la guerre. Lorsque quelqu’un vient d’Alep, on ne doit pas faire mille vérifications, on sait qu’il a besoin de protection. Pour les Irakiens, les cas sont parfois plus compliqués, on doit faire des vérifications, demander conseil à d’autres services, par exemple à la police. Mais je peux dire que deux tiers des demandeurs irakiens ont désormais eu leur premier entretien, donc nous avançons. Lorsque je les ai rencontrés, après que plusieurs d’entre eux nous aient reproché de favoriser les Syriens, je les ai rassurés en leur expliquant qu’ils étaient en sécurité au Luxembourg et que personne n’allait les expulser vers l’Irak. Mais nous ne pouvons favoriser un groupe ethnique par rapport à un autre, nous devons garantir des procédures équitables et neutres. Si cela coince en ce moment au service immigration, c’est à cause du nombre croissant de nouvelles demandes.
Le ministère de l’Intégration, notamment Yves Piron de l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration), se plaint que les structures d’accueil sont pleines, et que, outre les difficultés judiciaires pour la réalisation des nouveaux villages de containers à Steinfort par exemple, un des problèmes est le fait que les DPI déboutés ne partent pas, qu’ils continuent à occuper les structures – tout comme, d’ailleurs, les bénéficiaires de la protection internationale, qui ont le statut. Pourquoi est-ce que c’est si encombré ?
Nous avons deux problèmes au niveau de l’accueil. Premièrement, bien que le nombre de nouvelles demandes ne soit pas particulièrement élevé – en tout cas par rapport à des pics que nous avons pu connaître après la guerre du Kosovo ou en 2011/12 –, c’est que ceux qui se voient accorder le statut de protection, et bien qu’ils aient alors droit au RMG, n’ont que très peu de chances de trouver un logement sur le marché privé. On doit encore faire des efforts de ce côté-là. Mais heureusement, l’Olai ne met personne à la rue. Et de l’autre, il y a ceux qui n’ont rien à voir avec le statut de réfugié, dont la demande est manifestement infondée ou qui sont déboutés au bout de la procédure d’analyse de leur demande. Ceux-là doivent quitter le Luxembourg, ils tombent alors dans une procédure de retour. Qui est parfois très longue à mettre en place. Pendant ce temps-là, ils restent eux aussi dans les foyers.
Justement, quelle est votre « politique de retour » ? Dans le rapport annuel 2015 du ministère, vous parlez de la « promotion du retour volontaire » : la grande majorité des personnes renvoyées dans leur pays d’origine après le refus d’une protection internationale au Luxembourg partent volontairement : en 2015, elles étaient 617 sur un total de 793 personnes retournées ; les autres ayant été forcés de partir (donc expulsés). En outre, les volontaires profitent d’une aide à la réinstallation (en collaboration avec l’OIM, Office international pour les migrations). Pouvez-vous expliquer les grands principes de ces retours ? Qui doit partir et quand ?
Quelques chiffres d’abord : en 2016, jusqu’au 30 novembre, il y a eu 501 retours, dont 392 volontaires et 109 retours forcés. Doivent partir tous ceux qui n’ont rien à voir avec le statut de réfugié. Lorsqu’un demandeur est débouté du droit de protection internationale, il doit obligatoirement quitter le territoire. À l’exception de ceux qui profitent d’un sursis à l’éloignement, lorsque eux ou leurs enfants sont gravement malades par exemple. Nous privilégions toujours le retour volontaire, c’est pourquoi les demandeurs sont en permanence informés, durant toute leur procédure, de leurs droits et obligations. Ainsi, le service retours du ministère voit chaque demandeur débouté individuellement afin de préparer son départ et sa réinstallation dans son pays d’origine. En 2016, il y a eu moins de retours que les années précédentes, vu le profil des demandeurs. En ce qui concerne la réinstallation dans leurs pays d’origine, nous travaillons avec l’OIM, qui a un système d’aides financières et logistiques dans la plupart des pays. Le ministère rembourse alors les aides à l’OIM.
Toutefois, nous venons de supprimer ces aides pour les ressortissants du Kosovo, au 1er décembre, parce que nous avons constaté que beaucoup de demandeurs revenaient plusieurs fois au Luxembourg afin d’empocher ces aides. Il y a des exemples de familles qui touchaient parfois jusqu’à 5 000 euros pour un retour, ce qui est une somme considérable dans leurs pays.
Le deuxième grand problème des retours est celui des papiers : nous avons besoin de laissez-passer pour rapatrier des demandeurs déboutés vers leur pays d’origine. Or certains pays abusent de cela, je ne veux pas donner de noms, mais parfois, il y est aussi question de pots-de-vin, ce qui est inadmissible pour nous.
Plusieurs ONGs viennent de s’insurger, il y a quelques jours, contre votre volonté d’expulser des demandeurs déboutés vers l’Afghanistan, que les ONGs n’estiment pas sûr du tout…
Bien sûr que l’Afghanistan n’est pas un « pays d’origine sûr », nous n’avons jamais affirmé cela. Mais l’Europe et le Luxembourg sont en train de mettre en place une collaboration avec l’Afghanistan, que nous avons appelée « joint way forward » et dans le cadre de laquelle nous nous engageons mutuellement dans la lutte contre l’immigration clandestine. Ceci dit, il n’y a aucune raison de s’inquiéter, parce que depuis 2011, le Luxembourg a renvoyé une seule personne vers l’Afghanistan.
Bien que je sois le ministre responsable de l’Immigration, je ne suis pas César : il y a des procédures et il faut les appliquer. Si un demandeur est débouté et est arrivé à la fin de tous les recours possibles, et si toutes les instances administratives et judiciaires se sont prononcées pour son retour, nous devons suivre ces procédures.
Vous organisez beaucoup de retours par vol charter plutôt que par vol commercial. Pourquoi et quel est le coût de ces opérations ?
En général, un vol charter est moins cher qu’un vol commercial – mais la plupart des retours s’effectuent néanmoins par vol commercial. Pour les Balkans, nous avons souvent recours à de simples services de bus par exemple, mais cette année, nous avons organisé deux vols charter, un vers le Monténégro et un vers le Kosovo, pour 25 personnes en tout (contre 109 par vol commercial). En outre, nous avons rapatrié 19 personnes par deux vols de l’agence Frontex, vers le Kosovo et l’Albanie. Mais chaque retour est individuel, il faut toujours chercher la solution la plus adaptée. Chaque vol charter est en outre toujours accompagné par un observateur de la Croix Rouge.
Savez-vous combien de familles ont pu profiter de la nouvelle réglementation selon laquelle elles peuvent rester au Luxembourg si leurs enfants sont scolarisés depuis plus de quatre ans au grand-duché, exception que vous avez vous-même fait ajouter par amendement à la réforme de 2015 ?
Il y a plusieurs conditions à remplir pour tomber sous cette réglementation : il faut que les enfants soient scolarisés depuis quatre ans au Luxembourg, certes, mais il faut aussi que les parents aient une volonté de s’intégrer de façon permanente ici, par exemple. Jusqu’ici, 116 personnes ont été régularisées de cette façon, six dossiers sont encore en procédure et 72 dossiers se sont soldés par un refus, parce que les personnes ne remplissaient pas une ou plusieurs des conditions de la loi.
Un retour vers un pays qu’on a fui, que ce soit pour raisons économiques ou politiques, est toujours violent pour celui qui doit quitter le pays où il voulait refaire sa vie, après un voyage souvent dangereux et qui représenta les économies et les espoirs de toute une famille. Est-il possible de le faire « avec humanité et cœur » et si oui, comment ?
En évitant les délais trop longs, en premier lieu : avec la réforme de la loi de 2015, nous nous engageons à écourter les procédures, à les limiter à six mois, ce que nous devrions achever d’ici peu, grâce aux nouveaux personnels. Ensuite en mettant en place un suivi vraiment personnalisé : les demandeurs sont appelés individuellement et tenus au courant de leur demande. Après, nous sommes dans un État de droit et nous devons suivre les règles mises en place par les pouvoirs politiques. Les retours en font partie. Mais nous privilégions vraiment les retours volontaires et faisons tout pour éviter les retours forcés, sous contrôle de la police.
Dans le cadre de la politique européenne, le Luxembourg s’est engagé à accueillir des réfugiés syriens dans le cadre des programmes de resettlement européens… Où en sommes-nous ?
Il faut différencier entre la relocalisation et le resettlement. La « relocalisation » concerne des demandeurs de protection internationale qui sont déjà en Europe, la plupart en Italie ou en Grèce : le Luxembourg s’est engagé à accueillir 557 de ces personnes d’ici la fin de 2017. Jusqu’à présent, quarante DPI provenant d’Italie et 136 de Grèce sont arrivés au grand-duché. En comparaison avec l’engagement d’autres pays européens, nous ne nous situons pas mal : la Belgique a accueilli 206 personnes en tout, les Pays-Bas 1 056, l’Allemagne 615 et la France 2 373. Ces DPI intègrent la procédure d’asile normale ici.
Ensuite, il y a le resettlement, qui concerne des réfugiés ayant déjà le statut selon Genève, mais vivant dans des camps de l’UNHCR en Turquie ou en Jordanie par exemple. Dans ce cadre-là, le Luxembourg s’est engagé à accueillir 190 personnes provenant de Turquie. 52 de ces réfugiés qui ont le statut sont déjà arrivés, et nous venons de faire une autre mission en Turquie afin d’en sélectionner cinquante de plus. Le Luxembourg n’a pas à avoir honte sur le plan européen : nous assumons vraiment notre solidarité.
On vous entend très engagé sur le plan européen pour le droit des demandeurs de protection internationale et pour la solidarité avec les pays qui accueillent le plus de réfugiés sur leur territoire. Vous avez défendu les règles de réinstallation et promu une Europe généreuse… Mais on vous entend beaucoup moins sur l’immigration et le droit d’asile au Luxembourg. Pourquoi ?
Je suis ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration – donc ma mission première est de m’engager au niveau européen pour un politique cohérente, que nous appliquons alors aussi au Luxembourg. Je crois que le Luxembourg a tout à gagner à se montrer vraiment solidaire sur la question de l’immigration. D’ailleurs, nous n’avons pas vraiment le choix. C’est sous présidence luxembourgeoise que nous avons décidé de réinstaller 160 000 demandeurs de protection internationale dans les différents pays membres. Pour moi, une « solidarité flexible », comme l’ont évoqué les pays Višegrad, est absolument inconcevable : nous ne pouvons laisser devenir l’Italie et la Grèce de grands « hots spots » pour l’entrée sur le continent. C’est à ce niveau-là que je travaille en Europe.
Vous craignez toujours les retombées négatives d’un repli identitaire de l’Europe et une avancée des populismes ?
Il y a de plus en plus de pays en Europe qui estiment qu’actuellement, ils ont des populations homogènes et que cela garantit la paix sociale. Ils s’érigent alors contre l’arrivée de migrants qui sont différents : qui parlent arabe ou sont de religion musulmane. Heureusement, cette tendance est très minoritaire au Luxembourg. Je considère que nous devons honorer les engagements que nous avons pris sur le plan international.