Depuis plusieurs années, et avant même la forte augmentation des déplacements de population que le monde connaît depuis 2000 (+43 pour cent en quinze ans), un grand nombre de documents officiels ou privés ont été publiés sur le thème des bienfaits des migrations pour les pays de destination. Le dernier rapport du McKinsey Global Institute (MGI) paru en décembre 2016 sous le titre « People on the move: global migration’s impact and opportunity » ne fait pas exception. Il montre que les personnes vivant dans d’autres pays que ceux où ils sont nés ont contribué au PIB mondial à hauteur de 9,4 pour cent en 2015, soit environ 6 700 milliards de dollars : un montant supérieur de quelque 3 000 milliards à ce qu’ils auraient produit dans leurs pays d’origine ! 2 500 milliards auraient été produits en Amérique du Nord contre 2 300 en Europe occidentale. Cela étant, ce document tord aussi le cou à certaines idées reçues, de celles qui alimentent les fantasmes dans de nombreux pays de l’hémisphère nord et sur lesquelles surfent les partis politiques « populistes ».
Il révèle ainsi que le phénomène migratoire est beaucoup moins important qu’on ne l’imagine : les quelque 247 millions de crossborder migrants (dont 90 pour cent sont des « déplacés économiques » et dix pour cent des réfugiés et demandeurs d’asile politique) ne représentent que 3,4 pour cent de la population de la planète. Si, comme pour les températures, le « ressenti » est assez différent, c’est surtout en raison de la concentration des immigrés : près des deux tiers d’entre eux vivent dans des pays industrialisés, dont certains sont eux-mêmes plus touchés que d’autres. D’autre part, les chiffres peuvent être discutés pour des raisons juridiques et statistiques : dans les pays où existe la loi du sol, surtout dans sa version stricte (nationalité inconditionnelle d’un pays accordée aux personnes nées sur place) comme sur pratiquement tout le continent américain, les enfants des migrants nés dans le pays d’accueil ne sont pas considérés comme des étrangers.
Mais le plus intéressant concerne la répartition des migrants par origines et destinations. Sans surprise environ 200 millions de personnes déplacées, soit 80,6 pour cent du total, sont originaires de pays en développement. Si la majorité d’entre elles (soixante pour cent) se sont dirigées vers des pays industrialisés, mus par des raisons économiques, elles sont tout de même 80 millions, soit quarante pour cent, à avoir eu comme destination d’autres pays en développement ! MGI donne les exemples des 10,1 millions d’étrangers vivant au Moyen-Orient et en Afrique du nord qui viennent d’autres pays de cette région, et des quinze millions d’habitants d’Afrique sub-saharienne qui sont originaires des pays voisins. Dans cette région du monde l’hebdomadaire britannique The Economist, citant une étude de la Banque Mondiale, évoque les 1,5 million de Burkinabés vivant en Côte d’Ivoire, qui compte 23 millions d’habitants. Leur part dans la population (6,5 pour cent) est plus élevée que « celle des Indiens en Grande-Bretagne, des Turcs en Allemagne ou des Mexicains aux États-Unis ». Ils y sont attirés par des salaires deux fois plus élevés que chez eux.
Plus un pays est pauvre, plus ses ressortissants ont tendance à émigrer vers un pays proche. Toujours en Afrique, les pauvres du Nigéria (un des pays les plus riches du continent) cherchent plutôt à rejoindre l’Europe ou l’Amérique, alors que ceux du Mali (où le PIB par habitant est 4,2 fois inférieur) iront plutôt dans un autre pays d’Afrique de l’ouest. Au voisinage géographique s’ajoute souvent une proximité ethnique, linguistique ou religieuse et même parfois le partage d’une même monnaie (franc CFA).
Les migrations du sud vers le sud devraient connaître une forte hausse dans les années à venir en raison d’un problème démographique identique à celui que l’Europe connaît depuis déjà plusieurs décennies : la baisse de la fécondité, qui a des répercussions négatives sur la population active et provoque un « appel d’air » pour les immigrés. Entre 2000 et 2014, ces derniers ont contribué à plus de la moitié (parfois jusqu’à 80 pour cent) de l’augmentation de la population active des principaux pays de destination.
Comme les prévisions démographiques ne montrent aucune amélioration sensible de la situation en Europe (dont la partie centrale et orientale est encore plus touchée que l’ouest et le nord), et que par ailleurs la population africaine continuera à croître de manière soutenue (elle va passer de 1,25 milliard aujourd’hui à 4,4 milliards en 2100), la pression migratoire de l’Afrique sur l’Europe ne va pas diminuer (The Economist évoque la transformation de la Méditerranée en nouveau – et plus large – Rio Grande). Mais, face aux problèmes sociaux et économiques qu’elle pose, elle pourrait plus facilement être détournée vers d’autres régions.
En effet à l’horizon 2050, la Chine, l’Inde et de nombreux pays d’Amérique latine seront eux aussi confrontés à une faible fécondité (en général elle diminue quand le niveau de vie augmente) et constitueront un nouveau « débouché » possible, pour les Africains notamment. Actuellement, ces derniers sont peu portés à émigrer vers le Moyen-Orient (pays du Golfe persique) et l’Asie, malgré la fréquente communauté de religion : 35 pour cent des habitants de l’Afrique sub-saharienne, soit 243 millions de personnes, sont musulmans, tout comme 93 pour cent des Moyen-orientaux et 33 pour cent des Asiatiques. Ils préfèrent venir en Europe où les conditions de vie et de rémunération sont meilleures et où ils sont, malgré tout, mieux traités.
Mais les choses pourraient changer car les « pays du sud » à fécondité déclinante auront de plus en plus besoin de travailleurs jeunes pour faire tourner leurs usines et leurs chantiers. Il leur reste cependant un long chemin à parcourir pour se montrer plus accueillants car aujourd’hui ils craignent surtout d’être déstabilisés par des populations allogènes, même voisines. En Afrique du sud, les émeutes ethniques prennent régulièrement pour cible les immigrés malawites, mozambicains, somaliens, zimbabwéens, soudanais ou encore nigérians. En Amérique centrale se multiplient les déclarations et décisions hostiles aux « hermanos » latino-américains. En 2015, le Nicaragua a renvoyés vers le Costa-Rica des migrants cubains et le Panama a « blindé » sa frontière avec la Colombie, elle-même menacée, tout comme le Brésil, par la fuite des Vénézuéliens qui veulent échapper à la faillite de leur pays. La Chine qui abrite déjà sur son territoire d’importantes minorités (dont 23,5 millions de musulmans, principalement des ouïgours) plutôt mal considérées, et qui traîne une réputation séculaire de xénophobie, ne paraît pas disposée à en accepter davantage. Quant à l’Inde, elle a déjà un grave problème avec les Bangladais : quinze à vingt millions d’entre eux vivent en Inde, notamment dans l’Assam qui en concentrerait plus de dix millions, soit le tiers de la population de cet état, amenant le Premier ministre indien à accuser le Bangladesh de « détruire l’Assam ». Mais l’Inde est elle-même un important pourvoyeur de main d’œuvre, notamment au profit des pays du Golfe : entre 2004 et 2015, le nombre d’Indiens y a plus que doublé, passant de 3,5 à 8,2 millions de personnes.