Il les appelle « beautiful losers » : des gens qui sont extrême-ment bons dans ce qu’ils font, mais dont le domaine d’activité est déphasé par rapport à la société dans laquelle ils évoluent. Georges Christen, « l’homme le plus fort du monde », en fait partie : son spectacle de force, attraction de foire typique de la fin du XIXe siècle, a aujourd’hui un air désuet, décalé. En 2005, l’artiste Antoine Prum lui a consacré un film, Tour de force, un projet hybride qui se prétendait documentaire sur une tournée de Christen en Russie, mais où tout était en fait mis en scène, préparé par le réalisateur et son équipe. Immédiatement après la sortie de ce film, Antoine Prum, qui a visiblement pris goût au cinéma, s’est attelé au prochain projet de film qui s’inscrit dans cette série, et pour lequel le tournage a commencé il y a un an : Sunny’s Time Now se consacre à Sunny Murray (né en 1936), légendaire batteur, un des pères fondateurs du free jazz.Après un an de tournage aux quatre coins de l’Europe, suivant Sunny Murray dans ses (rares) concerts et reconstituant son histoire personnelle, mais aussi l’histoire des avant-gardes musicales de la fin du XXe siècle ainsi que des mouvements politiques auxquels le free jazz était intimement lié, l’équipe fait halte ce week-end à Dudelange pour un événement exceptionnel : demain, samedi 17 novembre, Sunny Murray jouera avec une douzaine de ses collègues réunis sous le nom de New Change of the Century Orchestra à Dudelange, dans le nouveau centre culturel Op der Schmelz – qui est encore en chantier, son ouverture n’est prévue que dans un mois. Pour l’occasion, le réalisateur et son producteur Paul Thiltges Distribution, ont affrété un bus venant de Paris avec ces très vieux musiciens, qui répètent sur place depuis mercredi. Le concert fera partie intégrante du film. « C’est aussi un film sur le fait de vieillir, dit Antoine Prum. Ils sont tous très vieux, ont du mal à monter sur scène, mais une fois qu’ils y sont, ils développent une énergie incroyable. » Pour lui, il faut assister à un concert de free jazz pour l’apprécier, l’émotion phy-sique du live serait incomparable – et ne peut être captée sur aucun enregistrement. Antoine Prum, qui a grandi avec le free jazz comme musique de fond grâce à son père, ne cache pas son admiration pour les puristes de cette musique qui se fonde sur l’improvisation et déclarée morte par ses détracteurs quelque part dans les années 1970, après que les années 1960 aient été son âge d’or. Le film commence avec l’arrivée de Sunny Murray en Europe, il s’est installé à la fin des années 1960 à Paris, où lui et ses collègues furent accueillis les bras ouvert, comme les prophètes de cet âge révolutionnaire. Leur musique libérée de tout carcan devint vite la bande son de mai 68 et autres révolutions sociétales. Suivirent les années 1970 et 1980, extrêmement difficiles pour les musiciens du free jazz, qui repartirent pour la plupart aux États-Unis, avant de revenir en Europe. Sunny Murray habite actuellement Paris et vit modestement. Sunny’s Time Now sera aussi une sorte de réhabilitation du style de musique, mais aussi des musiciens qui l’ont fait. Beaucoup de rockeurs par exemple avouent aujourd’hui ce qu’ils doivent au free jazz et à ses avan-cées stylistiques. Ainsi, Antoine Prum est par exemple en contact avec Thurston Moore des mythiques Sonic Youth, qui est en train de racheter les droits des disques fondateurs du free jazz afin de les sauver de l’oubli.
Sunny Murray et le New Change of the Century Orchestra joueront demain, samedi 17 novembre à 20 heures au Centre culturel régional Op der Schmelz à Dudelange ; www.opderschmelz.lu. Entrée : 25 euros. La sortie du film est prévue pour 2008.