Victor Rod, directeur du Commissariat aux assurances (CAA), aura tout fait pour sauver la compagnie d’assurance-vie Excell Life de la faillite et Luc Frieden n’aura pas démérité non plus pour faire reculer les lignes en faisant traîner la procédure de liquidation, le ministre des Finances (CSV) ayant attendu trois semaines avant de transmettre l’arrêté de retrait de l’agrément au commissariat. La décision fut prise le 5 juin et ce n’est que le 27 juin que le régulateur publia un communiqué.
Il fallut encore une semaine (6 juillet) avant que le retrait soit publié au Mémorial B, préalable à la demande en liquidation judiciaire et la désignation par le tribunal de commerce d’un ou de plusieurs liquidateurs. Le jugement est intervenu jeudi 12 juillet, et ce n’est pas trop tôt pour les centaines de victimes d’un assureur-vie, dont l’implantation et la présence depuis douze ans au Luxembourg posent après coup des questions sur le niveau de crédulité des autorités luxembourgeoises, dupées par l’actionnariat espagnol de la compagnie – pourtant impliqué dans une faillite bancaire en Espagne et frappé d’une interdiction d’exercice dans ce pays – et de certains de ses dirigeants au profil de bankster (Land du 19.08.11). « Ils n’avaient pas toute notre confiance, mais ils ne méritaient pas non plus notre défiance », avait affirmé récemment au Land Victor Rod. Après avoir mis l’assureur sous perfusion pendant plus d’une année et cru aux promesses de recapitalisation, avant de tenter de trouver un repreneur crédible, le directeur du CAA a dû jeter l’éponge au mois de mai et geler les comptes d’Excell Life. Début mai, son directeur agréé rendit son tablier et signa fissa un contrat de travail en Afrique. La mort dans l’âme, le CAA dut se résoudre, un peu plus d’un an après avoir autorisé à nouveau l’assureur à poursuivre ses activités (une suspension de neuf mois fut prononcée en 2010, suivie d’une recapitalisation qui s’est avérée totalement bidon – le Commissariat a d’ailleurs engagé une plainte contre les dirigeants) à geler les paiements puis retirer définitivement la licence et enfin saisir le tribunal pour réclamer la liquidation judiciaire. Jamais encore, le régulateur n’avait été aussi loin dans l’arsenal de sanctions à sa disposition. Sa devise selon laquelle « failure is not an option » a pris l’eau pour de bon.
Si le Commissariat aux assurances avait tout fait pour éviter cette issue, ce fut d’abord en raison de ses craintes qu’un mythe ne s’écroule, sur lequel le secteur de l’assurance-vie a bâti une grande partie de sa réputation sur le marché international de l’épargne : celui du « triangle de sécurité » s’appuyant à la fois sur un régulateur sérieux, une place financière de première catégorie et sur la « protection en béton » ancrée dans les contrats d’assurance. Le droit luxembourgeois de l’assurance prévoit en effet un « super-privilège » des preneurs d’assurances et des victimes. Victor Rod s’est souvent vanté de cette spécificité dont le Luxembourg est un des seuls pays d’Europe à disposer : « Concrètement, cela veut dire que dans notre législation (depuis plus de 40 ans), il est prévu que si une entreprise d’assurance est déclarée en faillite, les ayants droit d’un contrat d’assurance (preneur, assuré ou victime) passent avant tous les autres créanciers privilégiés, y compris l’État, la Sécurité sociale et le super-privilège des salariés ». Aujourd’hui, il a lui-même des doutes sur l’interprétation du « super-privilège », d’autant que les produits vendus par Excell Life furent essentiellement des contrats liés à des fonds d’investissement (Unit linked), dont le risque est pris par le preneur, contrairement aux produits d’assurance plus classiques où ce risque pèse sur la compagnie : « Les dispositions du super-privilège, admet-il, n’ont jamais fait l’épreuve du feu, nous ne savons pas quels seront les actifs qui en feront partie, car il reste un certain nombre de points à clarifier. J’espère que ça tiendra la route et que la garantie servira à indemniser les créanciers jusqu’à concurrence de ce qu’ils peuvent attendre ». Les juristes non plus ne parviennent pas à avoir un avis tranché sur la question. Vu que les actifs des fonds d’investissement sur lesquels les contrats reposaient sentent le souffre (de prétendus gisements aurifères au Ghana et une obligation à coupon zéro, c’est-à-dire à capital garanti, de la Deutsche Bank) et posent d’ailleurs des questions sur leur présence dans des contrats d’assurance censés ne pas contenir des produits pourris, on se demande bien quels actifs les liquidateurs pourront réaliser pour rembourser les investisseurs.
Cette incertitude explique sans doute les réticences du ministre des Finances à forcer le destin d’Excell Life. Interrogé sur les délais écoulés entre le gel des avoirs de l’entreprise et l’officialisation du retrait, Victor Rod se montre prudent : « Je constate simplement les dates. Il est humainement compréhensible qu’un ministre ne veuille pas condamner quelqu’un à mort sans y avoir au préalable sérieusement réfléchi ». Les autorités luxembourgeoises craignent autant les conséquences psychologiques de cette faillite que son effet domino sur d’autres fonds et peut-être aussi d’autres sociétés financières. Le réseau présumé criminel mis en place par l’Espagnol Eduardo Pascual Arxé dans les années 2000 a étendu ses tentacules dans plusieurs pays européens : en Espagne, au Luxembourg et en Belgique (avec la compagnie Apra Leven), où des inculpations ont eu lieu et l’enquête pénale s’achemine, selon des sources proches du dossier, vers l’argent de Russes infréquentables, en Roumanie, en Suisse, en France et probablement aussi en Irlande.
Au Luxembourg, une enquête judiciaire pour escroquerie a été ouverte, il y a plus d’un an, et donné lieu notamment à l’inculpation de l’ancien dirigeant agréé d’Excell Life. Une lettre du 4 mai signée par le dirigeant de Secolux Management au Luxembourg, société de gestion du fonds d’investissement Elix auxquels des contrats d’assurance d’Excell étaient adossés, révélait que des saisies en liquide et sur une obligation zéro-coupon avaient été opérées le 23 avril sur les comptes « sur base d’une ordonnance de saisie d’un juge luxembourgeois. L’origine et les raisons sont encore inconnues ».
Le sort du fonds d’investissement Orelius, qui a aussi servi de support aux contrats d’assurance et fut géré par la société Insolux à Luxembourg, est identique. L’affaire Excell Life n’a pas encore livré tous ses secrets. Les noms de deux financiers, anciens cadres de la Deutsche Bank Luxembourg, qui avaient participé à la mise en place d’Insolux et joué un rôle officiel dans la gestion d’Orelius, se retrouvent sur un document de présentation du fonds Universal Premium, investi dans des concessions pétrolières en Roumanie. Or, des documents de ce fonds qui n’est pas destiné aux investisseurs « lambda », mais exclusivement réservé aux investisseurs avertis, et frappés du sceau « highly confidential », se retrouvent sur Internet, donc à la portée du grand public. Ce n’est pas normal.
La liquidation d’Excell Life, que les autorités voulaient tant éviter, pourrait donner un éclairage sur leur rôle. Le CAA ne craint pas les attaques ni les critiques : « Nous avons fait ce que nous devions faire du point de vue prudentiel et nous saurons nous défendre », explique Victor Rod en rappelant la réglementation sur la régulation financière luxembourgeoise. La CSSF et le CAA, affirme-t-il, ne sont pas faits pour garantir les intérêts individuels, mais la solvabilité globale des entreprises. Excell Life donne en tout cas un sérieux coup de canif au mythe luxembourgeois de l’assurance-vie et pourrait dissuader de nombreux épargnants européens, motivés à souscrire des contrats luxembourgeois autant pour leur « sécurité » présumée en cas de défaillance de l’assureur que pour les avantages fiscaux qui y sont assortis (absence de retenue à la source sur les intérêts). Or, les produits d’assurance-vie étaient jusqu’à présent ceux qui avaient le mieux résisté à la crise de confiance des épargnants en Europe.