« Qu’est-ce que l’art, en réalité ? Une somme complexe, protéiforme, inassimilable de représentations du monde par des acteurs singuliers, les artistes. Or que devient-il une fois mouliné par l’institution et ses relais ? Un label. » Un entretien avec l’historien d’art et curateur Paul Ardenne

La culture est un objet de consommation

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.2016

d’Land : Vous venez de publier Heureux les créateurs aux éditions de La Muette, un livre faisant la somme de grosso modo dix ans de conférences et d’entretiens que vous avez pu donner sur l’évolution de l’art contemporain, qui, après avoir quitté l’institution pour l’espace public, et après avoir conquis l’économie privée, cherche sa place, avez-vous l’air de dire ?

Paul Ardenne : Pas exactement. L’art contemporain n’a pas quitté l’institution, bien au contraire. Il est par contre de plus en plus phagocyté par elle. Attention, pas tout l’art bien sûr ! Un immense pan de la création plasticienne échappe à l’institution. Car l’institution de l’art (qui n’est pas une abstraction mais bien un pouvoir très concret), d’une part, ne peut absorber toute cette création, et d’autre part, ne le souhaite pas. Plus que jamais le système des « listes » prévaut, avec ses modes d’élection très controversés, qui engagent notamment la consécration par le marché. Le noyau central de l’institution artistique (les grands musées, la critique d’art alignée des magazines d’art et des médias sans curiosité) n’aime pas les œuvres qui ne font pas consensus. La préférence va toujours à des formes de création simples, solubles dans l’économie du spectacle, pseudo-provocatrices, qui n’affectent pas de fait la bonne marche du système dans sa partie contrôlée, celle-là seule qui se voit et a droit de cité, pour l’essentiel.

La question de l’art public, dans l’espace public, est plus complexe, elle prend racine dans une autre histoire de l’art. Non pas celle de la rénovation muséographique et de l’ouverture des structures muséales à l’art contemporain, qui date des années 1980, mais celle de l’art dit « contextuel », né avec le début du XXe siècle.

Effectivement, il n’y a jamais eu autant d’institutions et programmes publics qui se consacraient à l’art (musées, centres d’art, programmes de soutien, aides à l’export, résidences…), jamais autant de riches collectionneurs qui plaçaient leur argent dans des œuvres d’art ou construisaient des musées et lieux d’expositions pour montrer ces œuvres. Des villes et pays entiers se concurrencent avec des programmes d’aides à la « créativité ». Et pourtant, la liberté de l’art semble diminuer. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Ce n’est pas, je pense, un « paradoxe ». Plutôt, c’est un effet logique de cette concurrence. Quel est l’enjeu, pour toutes les structures qui peu ou prou s’appuient sur la création plasticienne d’aujourd’hui pour rayonner, pour fortifier leur politique d’image, jusqu’aux municipalités en effet, comme vous le pointez ? Celui du in, de l’intégration dans le mainstream, le courant principal. Avec toujours la peur de rester à la remorque, de ne pas en faire assez, d’être ringardisé.

Dans le cadre de cette forme de valorisation instrumentale, l’art contemporain n’est jamais présenté pour ce qu’il est. Qu’est-ce qu’il est, en réalité ? Une somme complexe, protéiforme, inassimilable de représentations du monde par des acteurs singuliers, les artistes. Or que devient-il une fois mouliné par l’institution et ses relais ? Un label. Label porteur, sans aucun doute, car investi mentalement du sentiment que c’est là que se déploient les formes les plus éminentes et dernier cri, les plus valorisantes socialement de la culture de l’époque. De là ce succès foudroyant, depuis un quart de siècle. De là cet emballement du marché de l’art vivant sur fond de grandes expositions internationales et de hausses de cote phénoménales. De là l’apparition comme jamais encore d’artistes starisés de leur vivant comme aucun de leurs prédécesseurs n’a pu l’être, et ce, sans qu’on regarde jamais la qualité de leur œuvre.

Jeff Koons, Damien Hirst, Ai Weiwei sont des artistes dont l’œuvre, depuis longtemps, n’a plus aucun intérêt au regard de l’histoire de l’art contemporain. Qui les critique, cependant ? Lorsque Koons « offre » à la Ville de Paris une stupide sculpture représentant une main nous tendant des fleurs, soi-disant pour Paris qui a souffert récemment des attentats terroristes, c’est le magnat de la finance François Pinault, un de ses grands collectionneurs, qui est au premier rang des personnes présentes lors du lancement officiel de l’opération par la Mairie de Paris. Tout le monde remercie et fait allégeance, d’Anne Hidalgo, maire de Paris, qui va devoir mettre près de quatre millions d’euros dans l’affaire jusqu’aux directeurs des deux institutions artistiques où va être planté ce prétendu chef-d’œuvre digne des Pompiers du XIXe siècle, le Palais de Tokyo et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Notons l’implantation de l’œuvre, qu’on aurait au moins pu installer près du Bataclan, lieu tragique des attentats de novembre 2015 à Paris. Mais non. Dans un lieu hautement muséal et surtout pas ailleurs. Honteux ? Il va sans dire. Et plus encore, instructif.

L’Allemand Wolfgang Ulrich a publié cette année un livre sur ce qu’il appelle « Siegerkunst », l’art des gagnants, qui est un art aseptisé, homogénéisé, de préférence grand, clinquant et cher, qui puisse entrer aussi bien dans une étude d’avocat que dans un cabinet médical ou un bureau de banquier. Un art qui ne fait pas mal, conçu par des artistes serviles et aussi riches que leurs commanditaires… Je trouve que vos deux théories se rejoignent. Vous écrivez vous-même que le système de reconnaissance de l’art valorise désormais « d’abord l’artiste en phase avec les préoccupations de l’économie de la culture ». Le système se protège et se reproduit lui-même…

La convergence de mon point de vue avec celui de Wolfgang Ulrich n’est pas fortuit : la réalité et ses mécanismes de l’élection artistique crèvent à ce point les yeux qu’il est aisé de faire ce constat de collusion, et tout autant de comprendre les ressorts, la dynamique de cette collusion. Le système se « reproduit », dites-vous. En large part, oui, avec toutefois une évolution, mais lente, le temps que les équipes dirigeantes changent. La règle, c’est la promotion du déjà promu, la valorisation par le marché sur fond de critique d’art enregistreuse. Plus la constitution d’une élite, d’un « establishment » solidaire, à la fois d’obédience publique et privée. Une preuve éclatante ? Les liens toujours plus ténus entre haut service public et secteur privé de haute voltige. Si vous le souhaitez, je peux vous dresser la liste de tous les directeurs de centres d’art ou de musées publics qui, en France, sont passés ces dernières années chez Pinault ou Arnault. C’est édifiant. Pour faire croître la liberté de l’art et des artistes au détriment des grands collectionneurs ? Allons bon, personne ne peut y croire. Les liens entre officialité et marché sont transparents, visibles, affichés, même. Entre les galeristes français, de la sorte, ne vous demandez pas qui fournit le principal bataillon des artistes conviés chaque année à exposer au château de Versailles, par exemple. Kamel Mennour, Emmanuel Perrotin tiennent ici le haut du pavé, à répétition. Le résultat d’une stratégie d’entrisme, de facto, qui ne serait pas un problème si ces galeristes et les artistes qu’ils représentent étaient les seuls sur le marché. Or, c’est loin d’être le cas.

La valorisation de la nullité artistique, à présent. Sans conteste, la voici à son comble, sur ce point encore Wolfgang Ulrich a raison. L’option prise en plus haut lieu de la nullité ou du moins, de la facilité artistique a sa logique. Prenez la récente exposition de Bernard Buffet au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Franchement, n’y a-t-il rien de plus… « moderne » à montrer ? Mais cela passe comme une lettre à la poste. Au point que tout un pan de la critique perd ses moyens. On a pu lire ainsi sur la couverture de Connaissance des arts, un magazine tout ce qu’il a de plus respectable, « Bernard Buffet, le peintre qui dérange ». Ah bon ? Rien n’est convenu, facile, passe-partout comme l’art de Buffet, sa période misérabiliste des années 1940 y compris (à la même époque, rappelons-le, Pollock en est au dripping, Fontana a déjà entrepris de travailler avec des postes de télévision, Paolozzi crée le Pop art, l’art cinétique est en route et j’en passe, question novation artistique et dynamisation de l’esthétique plasticienne). La question est : qui choisit ce genre d’exposition qui sent le cadavre et la réévaluation posthume : le musée, les marchands de Bernard Buffet, ses collectionneurs ? Et qui paye ?...

Je ne veux pas donner dans le poujadisme de type FN, sûrement pas. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, serait-elle trouble et puante. Tout n’est évidemment pas noir pour cette raison d’abord, en dépit des apparences : le système de l’art n’est pas homogène. Bien des responsables de centres d’art, en province notamment, dans l’ombre bien souvent, font un travail remarquable d’exposition et de médiation, dans le sens de l’ouverture (l’Artothèque de Caen, LaBanque, les Modillons… en France), non sans risque, parfois (voir la fermeture du Carré à Quimper ou celle du Château des Adhémar, à Montélimar, entre autres). Il faudrait leur donner plus de pouvoir. Il faut virer de toute urgence les « établis », en finir avec le principe des chaises musicales et l’échange répétitif des prébendes en plus haut-lieu, notamment le partage des postes dans les grands musées. Il faut un sang neuf et si possible non déjà contaminé par l’usage généralisé de la friendship, l’obligation de tout aimer, surtout ce que l’on vous commande d’aimer sans discuter.

En fait, le problème doit être envisagé de manière plus large, au prorata de l’économie de la culture, et au regard des nécessités qui sont celles de l’industrie culturelle. Dorénavant, il ne suffit plus, pour parvenir à la rentabilité attendue, de remplir des espaces d’art toujours plus nombreux, de vendre toujours plus de catalogues et de produits dérivés des expositions, voire de faire entrer les visiteurs de musée par la boutique. L’économique n’est pas tout. Il n’est rien sans le façonnage connexe d’une symbolique de pacotille la plus généraliste possible, à même de satisfaire tout le monde, les enfants y compris. La culture est un objet de consommation qui pèse aujourd’hui très lourd financièrement parlant – des milliards de dollars. Sans oublier la conquête du leadership en matière artistique, qui n’est pas seulement une question de prestige. Les savoir-faire muséaux, tout comme les expositions de haut vol, s’exportent, à l’instar du blé, des Airbus ou de l’expertise informatique. Symbolique de pacotille ? On parlait de Koons à l’instant. Versailles, le Centre Pompidou-Paris… sa surprésence en France et autre part au niveau global doit être interrogée. Ne serait-ce que parce qu’il est le parangon de ces artistes de confort dont a besoin le système de l’art pour se perpétuer selon les modalités actuelles. Un peu (un tout petit peu) de scandale, du clinquant, des journalistes dans l’adoration béate et bovine (réelle ou mimée) et le tour est joué. Le frisson, ici, est de rigueur, mais pour ce qui est du vrai tremblement, sans même parler de la subversion, on repassera.

Ne vous demandez pas, au passage, et sur un autre registre du goût public, pourquoi le street art s’est institutionnalisé à ce point ces dernières années. Un type de création le plus accessible qui soit, qui semble plaire à peu près universellement et sans concept, et qui ravit les masses par sa capacité à mobiliser l’attention des spectateurs fascinés par la création en direct sur des murs mis à disposition des grapheurs. Vous voudriez que les politiques n’en profitent pas ? Des jeux à défaut d’assez de pain.

En parallèle, les voix dissonantes sont de plus en plus rares. La critique est noyée dans un flux continu de bonnes nouvelles et de communication sur les réseaux sociaux, l’espace public est une fête permanente, dont la Nuit blanche est le point culminant. La presse généraliste est à bout et la presse spécialisée dépend des puissants annonceurs – l’ouverture de la fondation Vuitton, par exemple, fut accompagnée de comptes rendus dithyrambiques grâce à la force de frappe économique de la maison-mère.

Il n’est pas aisé d’être dans la dissonance, en effet. Cette dissonance existe, cependant, elle a voix au chapitre, en France, depuis toujours, et elle ne faiblit guère, à dire vrai. Le problème est qu’elle est peu ou pas audible. De nombreux universitaires, depuis les années 1980, ont pointé clairement les dérives de l’actuel système de l’art, les analyses de qualité ne manquent pas. Que vaut toutefois une publication universitaire ou quelques colloques contre un article dans Le Monde (la promotion et rien d’autre) ou Les Inrocks ? (le branché et rien d’autre) ? Il n’y a pas, à cet égard, de crise de la pensée critique, ni chez les théoriciens, ni même chez les artistes, dont la plupart sont absolument conscients de la réalité « divertissante » de l’art valorisé institutionnellement. En termes de médiation, en revanche, c’est le pot de terre contre le pot de fer. Rappelez-vous le lancement marketing, il y a peu, de la Collection Chtouchkine présentée par Vuitton dans sa nouvelle fondation burénisée du Bois de Boulogne. Absolument obscène. Pendant une semaine, les grands médias n’ont parlé que de ça, avec émissions pilotées depuis la Fondation Vuitton transformée en agence de communication radio-télévisuelle, révérences appuyées à Bernard Arnault, ébahissement servile et tout le toutim. Cela fait penser au potlatch tel que le pratiquaient encore au début du XXe siècle certains chefs amérindiens de la côte nord-ouest des États-Unis. Ils offraient tant à leurs visiteurs, ennemis y compris, que ceux-ci en restaient stupéfaits, bien obligés d’être reconnaissants. La barbarie pointe son nez, toujours, là où les médias acceptent d’être dupes.

Quels sont alors encore les espaces de liberté et comment dénicher des artistes libres ? Où les trouvez-vous ? Et comment les défendre ?

On peut sans mal être ailleurs, exister autrement. Pas dans le premier cercle de la visibilité publique, sans doute. Il faut juste accepter l’absence de publicité, le mépris des médias, l’indifférence des décideurs institutionnels ou marchands. On n’en meurt pas. On sait fort bien que l’art le plus porté à parler de ce qu’est notre monde ne se promeut pas dans les grandes officines institutionnelles. Ce n’est pas expressément nouveau, d’ailleurs. On peut rappeler à cet égard que lors de la première de Sleep, le film d’Andy Warhol, présenté dans un grand cinéma new-yorkais, il y avait… neuf personnes, dont deux sont parties au bout de vingt minutes.

Le travail d’un commissaire d’exposition honnête, aujourd’hui, consiste d’abord dans la curiosité, l’investigation et l’absence de parti pris. Il faut se déplacer, aller voir des expositions lointaines, chercher. Il faut aussi ne pas craindre d’assumer des choix qui n’auront pas l’heur de plaire à tout le monde. Je reviens de Colombie, où j’ai assisté au premier festival d’art contemporain de Manizales, dans les Andes centrales. Plusieurs propositions artistiques y méritaient d’être intégrées au plus haut niveau. Et je sors à l’instant, à Beyrouth, de l’exposition d’Ayman Baalbaki à la galerie de Saleh Barakat. Personne ne parle de cet artiste et pourtant, son œuvre est majeure au regard de ce qu’est notre monde et de ce que sont ses déterminations, ses angoisses, ses représentations négatives. Le premier cercle des décideurs de ce qu’est ou serait la « valeur » artistique s’en fiche ? Peu importe. Dieu reconnaîtra les siens, ou pas. L’important, c’est que l’art a eu lieu. La création a passé, le reste n’est que broutilles et petits jeux d’appareil.

Quelle est, plus généralement, la sortie de cette impasse du tout au décor ? Vous utilisez le beau néologisme d’« extitution », qui serait une sorte de « désinstitutionnalisation ». Pouvez-vous expliquer ce concept ?

L’extitution n’est pas seulement la désinstitutionnalisation. C’est une manière d’être dynamique, pas seulement un état. Il ne suffit pas de sortir de l’institution parce que celle-ci ne remplit plus ses devoirs culturels à l’égard du peuple et parce qu’elle s’est vendue au plus offrant, sur un mode prostitutionnel. Il faut, plus efficacement, substituer au principe d’intégration conditionnelle une culture du déconditionnement permanent. Ce n’est pas être dans la rupture, bêtement ou systématiquement, comme l’étaient la plupart des modernes, mais dans la divergence dynamique, le repositionnement constant, l’autre part. Les institutions, comme Castoriadis l’a bien montré jadis, sont là pour durer et cimenter une relation au monde qui craint l’éphémère et l’instable comme la peste. Or, chaque œuvre d’art est un facteur d’instabilité potentielle, elle ajoute au monde ce dont ce monde a priori n’avait pas besoin. Un art extitutionnel, voilà ce qu’une institution audacieuse devrait avoir à cœur de promouvoir. Au train où vous les choses, ce n’est pas pour demain.

Interview réalisée par écrit.
josée hansen
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