Ceux qui ont fait le voyage jusqu’à Zuoz, petit village situé dans les montagnes suisses de l’Engadin, l’ont ressenti. Ceux qui, une fois dans leur vie, ont visité une exposition de Su-Mei Tse se souviennent certainement des sensations qui vous prennent une fois plongé dans son univers poétique et généreux : délicatesse et sincérité, paix intérieure et interrogations… En sortant d’une exposition de Su-Mei Tse, on a réfléchi aussi bien à la situation actuelle du monde que l’on a plongé dans notre intimité la plus secrète. C’est ce certain souffle qu’elle nous incite à prendre, ce sourire au coin des lèvres que nous offre son humour et une impression de légèreté qui nous empare : un regard autre, profond, calme et inquiet à la fois.
L’exposition Faded and the space between a actuellement lieu, encore jusqu’à demain, 20 septembre, à la Galerie Tschudi, une ancienne ferme de 700 ans. Cet article est une promenade à travers des œuvres choisies – réalisées en collaboration avec Jean-Lou Majerus.
Su-Mei Tse nous provoque, subtilement toujours, à essayer de saisir le temps – mais, en sortant du temps. Light (2014), est la vidéographie d’une flamme – c’est une bougie – ou plutôt une invitation à se laisser aller dans une expérience intérieure. Light rappelle les Méditations métaphysiques de Descartes : la bougie existe bel et bien, mais sans nous pour la voir, existe-t-elle ? Elle constitue également une méditation esthétique, car le feu absorbe toujours l’œil. Light suggère aussi de sortir de notre course quotidienne « contre le temps » pour se laisser prendre par l’intensité du moment.
Une boule de cristal dans la main d’une jongleuse-contact ? C’est Gewisse Rahmenbedingungen 3 (Altes Museum), œuvre de 2014 également. Le paradoxe ici est le suivant : ce qui est situé en dehors de la boule est flou et ce que l’on voit en son centre est clair et précis, mais à l’envers. L’Altes Museum se trouve sur l’île des musées, à Berlin, il s’agit d’un édifice imposant conçu par le grand architecte Karl Friedrich Schinkel qui abrite la prestigieuse Antikensammlung (la collection antique) du Musée national de Berlin. Dans la vidéo en question, on le distingue dans et à travers le mouvement fluide de la boule. Quant à la boule, elle se déplace à l’intérieur de l’image, redonnant ainsi une certaine souplesse à ce lieu historiquement chargé. Le musée sorti hors-cadre – on ne voit que son reflet – reste reconnaissable mais il devient impalpable. Quant au monde environnant le musée, lui, devient abstrait, il adopte la texture d’une aquarelle. Une manière d’évoquer les souvenirs qui, même s’ils n’ont pas toujours de repères précis, nous apparaissent pourtant avec la clarté d’une évidence. Gewisse Rahmenbedingungen est aussi une série d’œuvres et de jeux de mots « autour du cadre » et de l’expression allemande qui a cette sonorité plutôt aride. Il s’agit encore de regarder le monde sous un certain angle et de prendre conscience de cet angle. La suggestion de l’artiste rappelle le mot de Proust selon lequel « ce que les lectures laissent surtout en vous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites ». C’est ainsi que l’on reconnaît une œuvre importante : elle laisse en nous une trace.
Au début, face à Faded – la thématique centrale de l’exposition – on se croît face à des peintures ou des photographies. Il s’agit de quatre grands miroirs qui, accrochés au-dessus de la cage d’escalier de la vieille maison, rappellent des portraits d’ancêtres. Le passage du temps ayant recouvert ces miroirs de traces et de couleurs, nous ne pouvons plus y voir clairement notre silhouette, ils sont entrain de « s’aveugler » – en allemand on les appelle « Blinde Spiegel ». Ces surfaces recouvertes de la couleur du temps enferment maintenant leur brillance et leur « utilité » vers l’intérieur. L’artiste aime surtout imaginer un miroir qui serait « potentiellement actif » – car en train de « s’aveugler » – mais aussi car il serait suspendu très haut, même trop haut, à une hauteur inaccessible pour que l’on ne puisse s’y refléter. Il veillerait, « en aveugle », sur l’activité qui aurait lieu en bas. C’est d’ailleurs la première chose qu’elle a faite en arrivant dans son atelier à Rome : accrocher un miroir, juste un peu trop haut.
Mais la matière n’absorbe pas seulement le temps : les mégaphones de Silent Party (2010) ont, quant à eux, absorbé la musique grâce à leur matière blanche et mate. Comme si chaque petite boule blanche qui les constitue avait absorbé une particule de son avant même qu’il ne devienne audible. On dirait surtout que la fête est finie et que Su-Mei Tse nous accueille ici dans l’après. Car ces mégaphones tournent encore, lentement, au rythme évocateur des boules disco. Paradoxalement, le lendemain de la fête devient ici une fête autre : celle des vibrations persistantes de la danse de hier. Mais ce n’est pas exactement de nostalgie dont il est ici question, l’artiste évoque aussi cet espace presque vide, presque blanc, qui suit toujours un événement et où la seule question que l’on se pose, parmi les réminiscences encore fraîches, est celle de savoir : « Et maintenant, que va-t-il se passer ? ». Une manière esthétique de rappeler que le maintenant n’est déjà plus, mais aussi pas encore.
Dans une pièce à la lumière tamisée (inspirée de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki Junichirô), sur une table en bois, il y a quelques grains de sable, noirs, mates et absorbants, comme de la poussière d’encre. Ce sont les graines de passage D’une langue à l’autre (2014) ; car en traduisant les mots, il nous arrive parfois de les bousculer… Semences pour un détail qui peut tout changer.
Su-Mei Tse, avec la fontaine des Many spoken words (2009) – une installation présentée en pièce permanente au Mudam – et avec les pinceaux Bleeding Tools (2009-2010) évoquait déjà « les mots écrits [qui] se dissolvent et retrouvent leur état originel sous forme d’encre incarnant ainsi le processus de la langue : le cheminement d’une pensée »1. Ces pièces majeures, hommages à la littérature, au surgissement de la pensée, à la douleur de la création et à l’effervescence intérieure, par la liquidité de l’encre qui coule sans cesse, mettent l’accent sur le caractère processuel de toute poïétique. Sur la table D’une langue à l’autre l’encre a séché : ici le mot a été donné. Le bousculement-bouleversement qu’exprime Su-Mei Tse est peut-être aussi celui de la traduction esthétique d’une idée lorsqu’elle devient œuvre d’art.
Das Wort word (2014) est un mot suspendu, les lettres qui le forment sont en charbon, matière mate, discrète et captivante ; profonde comme l’encre de Chine et dense comme le centre de la Terre. Le mot, car « au commencement était la Parole ». Mais le questionnement de l’artiste dépasse la référence biblique : il s’agit surtout de poser la question philosophique fondamentale du début, de l’expression, du langage : les rapports entre les langues, les mots, les significations, les variations de sens.
En retirant avec un raffinement extrême tout le superflu, Su-Mei Tse nous a donné l’occasion de retenir notre souffle, de prendre une certaine distance par rapport aux évidences et de laisser les réminiscences surgir afin de pouvoir plonger dans l’instant présent. Une suggestion d’aller au-delà de toute brillance, pour apprécier le mate, le discret, le sous-jacent…