L’Eden a existé. Je le sais, j’y ai vécu. Enfin, c’est ce que nous fait croire l’exposition 1984-1999 – La décennie, actuellement au Centre Pompidou Metz, qui montre ces quinze ans comme un monde coloré et gai où une bande de copains aurait réinventé l’art contemporain et ses modes de monstration en toute liberté, sans aucune limite. En réalité, c’était la fin des idéologies sociétales, le sida rôda, Kurt Cobain se suicida et, comme le rappelle Michel Houellebecq dans un entretien, c’était une « période sinistre », marquée en France par le mitterrandisme que l’auteur exècre visiblement pour son « cynisme ». Pourtant, Les Inrockuptibles sont enthousiastes et consacrent un numéro spécial aux années 1990 (« Faut-il regretter les années 90 ? », n°969 du 25 juin) – normal, ils sont passés en mode hebdomadaire en 1995 et étaient alors le magazine qui comptait, prescripteur de tout ce qui était cultures populaires. Pareil pour Libération, où Eric Loret écrivait une critique très positive de l’exposition (dans le numéro du 20 juillet).
Partout dans le monde, les années 1990 sont perçues comme celles qui ont suivi la chute du mur de Berlin et du bloc de l’Est, mais pour la commissaire Stéphanie Moisdon, l’exposition est avant tout celle de « vrais-faux souvenirs » autour de la subjectivité et du sujet. C’étaient les années où on se retrouvait entre copains pour regarder ensemble le nouvel épisode du mythique Twin Peaks (« Qui a tué Laura Palmer ? ») de David Lynch, et ce n’est pas un hasard que la série, précurseure des True Detective et autres Orange is the New Black d’aujourd’hui, trouve une place prépondérante dans l’exposition, notamment par le panneau No More Reality (Twin Peaks) de Philippe Parreno (1991). C’était l’époque où le cinéma jouait un rôle essentiel comme source d’inspiration et comme mode d’expression des artistes plasticiens, voilà pourquoi Dominique Gonzalez-Foerster, artiste et réalisatrice chargée ici de la scénographie, a imaginé une exposition ouverte avec un parcours libre dans lequel le visiteur peut concevoir sa propre dramaturgie, entre un mur tapissé d’une silhouette d’une grande ville et de ses milliers de lumières scintillantes la nuit (peut-être Los Angeles) et un autre d’une forêt de jour. L’artiste a toujours aimé créer des ambiances avec quelques coussins, des couleurs, une télévision posée par terre – elle avait d’ailleurs aussi imaginé un tel espace lors de Manifesta 2, en 1998 au Casino Luxembourg.
Dans le monde de l’art français, les années 1990 étaient surtout celles où une nouvelle génération d’artistes, de designers, de curateurs et de critiques émergeaient et commençaient à contester la domination des grandes institutions parisiennes. Venant de Grenoble et de son Magasin, de Dijon et de son Consortium, véritable centrale de cette nouvelle scène, ou de Nice et de sa Villa Arson, ils allaient créer de nouveaux réseaux, théoriques et festifs, gravitant autour du magazine hyper-pointu Purple d’Elein Fleiss et Olivier Zahm ou de la très belle revue Documents sur l’art éditée par Nicolas Bourriaud aux Presses du réel. C’était avant l’ouverture du Palais de Tokyo, Paris n’était plus la capitale de l’art contemporain, loin de là, et la génération née dans les années 1960 ne tenait plus en place. Pierre Joseph, Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Jean-Luc Vilmouth allaient vite être rejoints dans leur quête de nouvelles formes d’articuler leurs subjectivités par des jeunes stars montantes comme Maurizio Cattelan ou Rikrit Tiravanija – même Google les associe tous lorsqu’on lance une recherche avec l’un de leurs noms. « Être ensemble c’était faire des expos et vice-versa, faire des expos, c’était être ensemble », explique Dominique Gonzalez-Foerster, et que « beaucoup des expositions se passait au moment du montage ». Ils voulaient que leurs expositions soient des expériences collectives, ils y habitaient, y mangeaient, y dormaient ensemble – cela allait déboucher sur L’esthétique relationnelle, le fameux texte de Nicolas Bourriaud qui lança sa carrière.
Or, de toute cette idéologie du collectif, de la communauté et de la recherche d’alternatives, on ressent finalement assez peu dans La décennie à Metz. L’exposition a certes une grande générosité et laisse beaucoup de liberté de lecture au visiteur. Après une entrée dans les tons de gris, où on croise notamment On Kawara, c’est l’âne de Cattelan (If a Tree Falls in the Forest and There is No One Around it, does it Make a Sound ?) qui attire notre attention : le messie y est remplacé par un téléviseur, c’était l’âge de la critique des médias audiovisuels avant Internet et les réseaux sociaux. Dans l’espace opposé, Philippe Parreno et le vélo trafiqué de Carsten Höller, Killing Children II, sont au centre de la mise en scène. Entre les deux, le parcours mène à travers des couloirs, le long d’une salle de cinéma et d’une chambre à coucher, jusqu’à une sorte de reliquaire où les principaux protagonistes de l’époque mettent à disposition leurs objets personnels, de la collection de magazines à leur boîte de Slim-Fast – c’est un peu trop puéril.
On savait certes que visiter La décennie allait être un walk down memory lane, un moment de nostalgie intense où on se remémorerait non seulement cette époque-là, où tout devenait possible pour une nouvelle génération d’artistes – Philippe Parreno et Pierre Huyghe ont présenté de magnifiques monographies au Palais de Tokyo et au Centre Pompidou Paris l’hiver dernier –, mais aussi, forcément, une époque où on avait vingt ans de moins. Mais l’exposition agace par son manque de distance critique, par cette sacralisation exagérée des aventures d’une bande de copains ou encore par son chauvinisme exécrable – comme si les années 1990 n’avaient existé nulle part ailleurs. Finalement, elle se situe pleinement dans cette tendance actuelle de « réactiver » ou de reproduire des expositions finalement assez récentes – voir Les magiciens de la terre de 1989 au Centre Pompidou Paris ou l’œuvre de Liam Gillick à Grenoble. C’est aussi un constat d’échec de la capacité du monde de l’art contemporain d’imaginer de nouvelles formes pour ce début du XXIe siècle.