Ce n’est plus qu’une carcasse. Un trophée. Non : un vestige, érigé en monument. Dans le grand hall du Mudam trônent les restes d’un piano à queue (de facture chinoise, pas un Steinway) massacré le jour du vernissage, le 11 juillet, par l’artiste américain Raphael Montañez Ortiz à coups de hache et de scie électrique. L’homme a 80 ans, il fait sa performance depuis 1966, en guise de commentaire sur la destruction volontaire et quotidienne de notre civilisation. À l’époque, la violence de son attaque symbolique choquait. Dans la lumière estivale de la grande verrière du Mudam qui magnifie tout, pourtant, le public bourgeois endimanché était confortablement assis pour assister à la destruction exécutée en smoking, les applaudissements à la fin furent aussi contenus que les sifflements et les huées.
Durant quelques jours encore, de rares mélomanes s’exaspéraient sur les réseaux sociaux et dans les forums de discussion devant ce qu’ils appellent un acte gratuit, puis le Mudam retrouva son calme. Le dimanche midi, la maison est pleine, des groupes d’amis prennent le brunch puis visitent allègrement, le ventre plein et l’esprit un peu endormi, une exposition consacrée... à la destruction. Et ils n’ont pas à s’inquiéter : il n’y a rien de choquant dans l’exposition Damage Control, pas de corps déchiquetés, pas de cadavres, pas de sang, rien ne dépasse. Organisée par le Hirschhorn Museum à Washington, institution publique où elle fut montrée en début d’année, réunissant 90 œuvres d’une quarantaine d’artistes, dont de grands noms comme Andy Warhol, Felix Gonzalez-Torres Gordon Matta-Clark, Yves Klein, Yoko Ono, Steve McQueen, Thomas Demand, Mona Hatoum, Jeff Wall ou Ai Weiwei, Damage Control est l’exposition blockbuster parfaite pour plaire au grand public – et au conseil d’administration du Mudam, qui demande plus de noms célèbres pour voir augmenter le nombre de visiteurs. Sous cet aspect-là, Damage Control est un peu la suite de Main Stations, qu’Enrico Lunghi organisa en 1995 au Casino Luxembourg pour familiariser les Luxembourgeois avec les principales étapes de l’art du XXe siècle : un best of, thématique cette fois-ci. Le choix des œuvres est extrêmement consensuel et (très) grand public ; toutes pourraient aussi figurer dans un Taschen sur la question.
Les commissaires américains Kerry Brougher et Russell Ferguson commencent leur panorama historique du traitement artistique de la destruction en 1950. Pas avec la Deuxième Guerre mondiale et l’extermination de six millions de juifs durant la Shoah – après laquelle écrire un poème serait barbare, selon Adorno – ni avec Hiroshima et Nagasaki et leurs 250 000 victimes. Non, Brougher et Ferguson commencent certes avec la bombe atomique, mais avec une version esthétisée de cette bombe : les films documentaires de Harold Edgerton, Germeshausen et Grier pour la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, montrent des tests nucléaires dans le désert du Nevada et dans l’océan pacifique, qui, en noir et blanc ou en couleurs, avec une petite bande-son plaisante de musique classique, prouvent surtout la fascination de l’époque pour cette bombe dont l’homme crut alors qu’elle lui permettrait de se substituer à dieu. Champignons, déflagrations, tremblements, rayons de lumière ou fumées dansantes, tout ici concourt à en faire un spectacle abstrait.
Dans la deuxième salle, quelques documents historiques, magazines ou manuels, affichent certes une certaine consternation autour de la question, et la proposition d’Yves Klein d’embellir les explosions en les teignant de son bleu marque déposée rappelle l’engagement relatif de la communauté artistique. Mais tout se passe comme s’il n’y avait ni agresseur ni agressé, ni bourreau ni victime. L’Amérique n’est en rien critiquée. L’interprétation de la bombe atomique de Damage Control est tellement policée, tellement édulcorée qu’elle justifie à elle seule le deuxième terme du titre : tout ici est sous contrôle, pas d’Alexander Brener qui veuille mettre le feu, pas de Santiago Sierra qui dérange vraiment. On est à mille lieues de dada, des expressionnistes et du Guernica de Picasso – même les images des gravures de Los Desastres de la Guerra de Francisco Goya (1746-1828) retravaillées par Jake et Dinos Chapman sont plus cruelles et violentes que tout ce que nous donnent à voir les artistes de la fin du XXe siècle.
Alors certes, Damage Control n’est pas une mauvaise exposition. Elle donne à voir de nombreuses œuvres historiques intéressantes, parfois inconnues en Europe, certaines même poétiques. Elle est cohérente surtout lorsqu’elle montre la fascination des artistes pour la destruction, lorsqu’ils ne sont pas les documentaristes de ruines et de scènes de destruction ou de guerre, mais lorsqu’ils sont eux-mêmes acteurs et agresseurs. Comme Gustav Metzger et son art « auto-destructeur », John Baldessari, qui entreprit de brûler toutes ses œuvres réalisées entre 1953 et 1966 pour faire des cookies avec leurs cendres ou Michel Landy, qui a fait méticuleusement détruire les 7 227 objets en sa possession, « qui me définissaient », dans une action publique. Pour Window Blow-Out (1976), Gordon Matta-Clark opéra, en 1973, une double mise en abyme en tirant avec une carabine à air comprimé sur les fenêtres du Institute for Architecture and Urban Resources de New York, fenêtres d’abord méticuleusement ornées de photos de fenêtres brisées prises sur des immeubles du Bronx. Les fenêtres de l’institution furent immédiatement remplacées, ce que les habitants des quartiers défavorisés du Bronx ne peuvent jamais se payer. Matta-Clark est ici plus politique que dans Splitting, son action spectaculaire et poétique de 1974 durant laquelle il coupe une maison abandonnée littéralement en deux en en modifiant l’équilibre.
Dans sa dramaturgie, l’exposition fonctionne souvent par renvois, échos et contrepoints thématiques : Là où Ai Weiwei laisse volontairement tomber un vase millénaire de la dynastie Han (son célèbre triptyque photographique est d’ailleurs en même temps exposé au Brooklyn Museum, dans la monographie qui lui est consacrée), Thomas Demand a consciencieusement reproduit la scène de la destruction accidentelle, par des visiteurs, de précieux vases de la dynastie Qing dans un musée à Cambridge. Les maquettes de maisons expérimentales abandonnées datant des années 1940 à 1960 et reproduites par Sam Durant (Abandoned Houses, 1995 ; qu’on pourrait d’ailleurs rapprocher des maquettes des tours d’habitation de Martine Feipel et Jean Bechameil) font écho aux photos de paysages post-apocalyptiques créés par Monica Bonvincini dans la série Hurricanes and Other Catastrophes (2008) ou aux bureaux du corps diplomatique irakien autrefois occupés à Berlin-Est et abandonnées depuis dix ans (Travel Pictures de Walead Beshty), voire même au Destroyed Room (1978) de Jeff Wall. Toutes ces images documentent des paysages vides, l’abandon, la ruine – dans une approche très romantique de la destruction.
Si des œuvres d’artistes femmes semblent de premier abord égayer un peu l’exposition – la vidéo historique Ever is Over All (1997) de Pipilotti Rist, dans laquelle elle brise gaiment et en chantonnant des vitres de voitures garées le long de la route, sous le regard amusé d’une policette, le puéril Total de Dara Friedman (1997) qui montre la destruction / reconstruction d’un intérieur en une boucle infinie, ou les grenades en cristal coloré de Mona Hatoum (Nature Morte aux grenades, 2006-7) –, elles sont néanmoins porteuses d’une violence intrinsèque.
L’œuvre la plus impressionnante et peut-être la plus pertinente ici fait partie de la collection du Mudam et a été prêtée pour l’occasion au Hirsch-horn Museum (elle avait déjà été montrée en 2009 au Mudam, dans l’exposition Out of Storage II – Rythmes) : Il s’agit de Guitar Drag de Christian Marclay et montre une guitare Fender Stratocaster reliée à son amplificateur, attachée à l’arrière d’un camion américain et tirée ainsi à travers champs et sur les routes. L’instrument fait un boucan d’enfer, reproduit ici au volume maximal, c’en est presque insupportable. Mais c’est en lisant la référence, le lynchage haineux de James Byrd en 1998 (!) par la même méthode au Texas, qu’on en a la chair de poule.
C’est ici qu’on est touché. qu’on ressent le plus fortement que l’homme est un loup pour l’homme et que les pire des dommages sont réalisés délibérément. Qu’il y a un acteur et une victime. Qu’à côté des dégâts matériels, photographiés si idylliquement durant quarante ans par le policier suisse Arnold Odermatt, il y des morts, des blessés, du sang et des larmes.