d’Land : Comment votre collaboration artistique a-t-elle commencé ?
Jean Bechameil : Quand on s’est rencontré, on a tout de suite commencé à échanger des idées sur le travail artistique et sur des projets communs possibles. On tombait d’accord sur beaucoup de choses.
Martine Feipel : À travers de longues discussions, nous avons dessiné des projets qui ont peu à peu pris forme. D’un point de vue artistique, nous avons beaucoup de choses en commun. Tous les deux, nous sommes des aventuriers de l’espace. Nous nous sommes intéressés depuis longtemps aux notions de l’espace et chacun les a traduites dans son travail. Ensemble, nous avons réussi à développer un langage qui nous est propre.
En ce moment, votre œuvre Many Dreams est installée dans le parc derrière le Mudam. C’est une réplique d’un bus, vide à l’intérieur. Pour d’autres œuvres, vous réalisez des modèles architecturaux, comme c’est le cas pour Un monde parfait exposé actuellement au pavillon de l’Arsenal à Paris. Comment procédez-vous pour créer ces modèles inspirés de la vie réelle ?
JB : Pour Un monde parfait, nous avons visité les banlieues européennes qui nous semblaient les plus monumentales et nous y cherchions les immeubles les plus emblématiques. Cette recherche durait plus d’un an. De tous ces bâtiments, nous en avons choisi trois ou quatre que nous avons documentés et photographiés. Notre recherche nous a aussi conduits dans les archives.
MF : On part de quelque chose d’existant que l’on va recréer avec un certain décalage ; soit par un moulage, soit par la réduction de la taille ou autre. Nous choisissons souvent des archétypes, la chaise vraiment typique par exemple. L’objet que tout le monde puisse immédiatement comprendre. On part donc d’un élément existant pour le transformer et pour lui donner un nouveau sens. Il nous sert à exprimer une idée par rapport à un contexte. Il s’agit de déconstruire la réalité pour la reconstruire de façon différente.
Pour le financement du projet à Paris, vous avez fait recours à une forme innovatrice pour trouver l’argent nécessaire, le crowdfunding. Le secteur culturel est à son tour frappé par la crise financière et le financement est souvent difficile, que ce soit pour réaliser une exposition ou pour créer des œuvres d’art…
JB : Le crowdfunding a permis de financer la dernière partie du projet et de créer la sculpture du bâtiment les Orgues de Flandres situé dans le XIXe arrondissement de Paris. C’est toujours un peu compliqué de financer des œuvres d’une certaine ampleur. Les aides sont très variables et proviennent d’une part des galeries, des instances publiques ou des institutions culturelles. D’autre part, ce sont les collectionneurs qui nous soutiennent. Dès qu’on vend une œuvre, on peut investir dans un nouveau projet. Celui de Paris était particulièrement intéressant parce qu’il nous a permis de nouer des contacts avec un grand nombre de personnes. Se servir d’un immeuble de banlieue pour en faire une sculpture exposée en public est une prise de position assez forte qui interpelle un grand nombre de personnes. Si certains y éprouvaient une hésitation et s’il y a eu un débat autour du sujet, d’autres voulaient participer d’une certaine manière à la monumentalisation de leur immeuble et nous ont soutenus.
Votre œuvre Un monde parfait est particulièrement fascinante à cause de ses façades monumentales rythmées par les fenêtres. Certaines façades sont interrompues ou détruites. Est-ce que les quatre immeubles sont vides à l’intérieur comme le bus de Many Dreams dans lequel le spectateur peut entrer ?
MF : Il y a des espèces d’étages dans les modèles. Mais le tout est vraiment simplifié. Nous sommes restés très fidèles à l’original et aux plans en ce qui concerne les proportions, afin que l’on puisse reconnaitre les immeubles. Nous souhaitions aussi les représenter à l’état brut, vidés de leur contenu et de toute vie. Ils ne portent pas de fenêtres, ni de portes ou de balcons et ils sont montrés avec des manques ou des crevasses par endroits. La construction du bâtiment semble tout juste achevée. Ou au contraire, le bâtiment a un aspect de ruine, comme s’il était laissé à l’abandon ou comme si on allait le démanteler sous peu. Il se situe quelque part entre les deux.
Quand vous exposez dans un lieu, vous créez souvent votre installation en fonction de cet endroit d’exposition lui-même. On pense évidemment à votre participation à la Biennale de Venise pour laquelle vous avez investi toute la Ca’ del Duca en la transformant en un lieu totalement différent. Pour la Triennale de Beaufort en 2012, vous avez réalisé un modèle d’un bus qui a été placé dans le sable de la plage de Blankenberge, faisant écho au côté récréatif de la ville. Quelle importance le lieu d’exposition a-t-il dans votre travail ?
MF : Nous travaillons souvent par rapport à un contexte ou par rapport à une architecture. Nous sommes très intéressés par le vécu des lieux et par leur histoire. L’année passée, nous avons été invités au Creux de l’Enfer à Thiers. Nous sommes particulièrement sensibles aux lieux en crise ou en transformation. La ville de Thiers est justement un lieu au passé chargé et marqué par les usines. L’histoire des habitants et le travail dur créent une atmosphère particulière et nous ont séduits. La situation particulière d’un endroit constitue le point de départ de notre travail. Il en est de même pour la ville de Venise. L’intemporalité de cette « ville-façade » nous a inspirée.
Que se passe-t-il avec ces œuvres créées pour un endroit précis au moment où elles sont montrées dans un musée, dans un white cube ?
MF : Many Dreams se situait face à la mer à Blankenberge. Maintenant, le parc derrière le Mudam est aussi un lieu particulier. Il ouvre sur la vallée et sur le paysage de la vieille ville. C’est l’idée d’une vision romantique face à un espace naturel. L’œuvre incite à rêver et à projeter ses désirs et ses regrets dans ce paysage. À chaque fois, nous créons une mise en scène adaptée de l’œuvre.
JB : L’installation de Venise a été remontée au Mudam et adaptée au lieu dans le cadre de l’exposition Atelier Luxembourg. The Venice Biennale Projects 1988-2011. Quand on entre dans un carré blanc neutre, on oublie tout contexte. On a arrangé l’installation de façon à l’adapter à l’espace d’exposition. Elle permettait au spectateur de changer d’univers, tout comme le musée le fait : On oublie complètement où on est. Paradoxalement, la réinstallation au Mudam fonctionnait. À Venise, l’installation était doublée du bruit de la ville qui constituait en quelque sorte une bande sonore permanente. Au Mudam, ce n’était plus pareil, mais l’installation replongeait le spectateur dans Venise. On peut ainsi raconter la même histoire ailleurs, la transposer dans un endroit totalement différent.
Vous vous servez souvent d’une couleur spéciale, qui est presque blanche et qui confrère à votre œuvre un aspect particulier. Le spectateur est immédiatement entrainé dans un monde à part. Dans votre travail, la couleur joue-t-elle un rôle particulier ?
JB : La couleur est un gris. Ce gris particulier reflète beaucoup mieux la lumière. Ce n’est pas très important de colorer les choses de façon naturelle. Il faut que l’objet soit identifiable non pas par la couleur mais par la forme. Il acquiert ainsi une intemporalité et n’évoque aucune appartenance à une époque spécifique. L’aspect monochrome rend l’objet en quelque sorte plus sincère. En même temps, il devient fictionnel et irréel. On a réalisé des travaux où la couleur laissait s’enlever du mur comme une peau (Sous la peau, 2008). En dessous, la même couleur apparaissait. La couleur se fait ainsi langage. Son aspect de peau permet de passer outre l’apparence de la matière. La couleur du plâtre confère aussi aux matériaux avec lesquels on travaille un aspect plus fragile.
Vous vous qualifiez d’aventuriers de l’espace. La perception de l’espace joue un rôle crucial dans votre œuvre. Parfois, cet espace apparaît de façon très condensée. Il se superpose à l’instar de l’espace dans les carceri dépeints par Piranèse. Pour des installations comme The Room Behind (Kunstmuseum Bonn, 2013), vous avez aussi recours au miroir pour fragmenter l’espace. Quel est son rôle dans votre travail ?
MF : Nous nous intéressons de près à la déconstruction de l’espace. À travers les modèles, nous déconstruisons l’espace, nous le plions et déplions à la manière d’un origami. Le miroir aide dans cette fragmentation. Nous adorons les gravures de Piranèse. On peut très bien s’imaginer que l’espace continue vers le haut et vers le bas pour se démultiplier à l’infini. Le miroir aide à créer une sorte d’intemporalité et une vision de l’espace qui se développe à l’infini.
Vous avez récemment exposé à Zurich, à Bonn et à Paris. Comparé à d’autres artistes luxembourgeois, vous rencontrez un vif succès à l’étranger. Vous êtes aussi représentés par des galeries au niveau international. Comment expliquez-vous ce succès ?
JB : Nous sommes représentés par des galeries à Luxembourg, à Bruxelles, à Zurich, à Berlin et à Marseille. Ce sont des opportunités qui se sont présentées à nous. Notre participation à la Biennale de Venise nous a valu une grande attention dans la presse internationale. Les galeries nous ont contactés par la suite. Nous avons également été invités à participer à des expositions institutionnelles à l’étranger. Mais il n’y a pas de recette miracle.