Yoko Ono a appelé cinq fois entre le vernissage, le 15 mai, et le début de cette semaine. C’est pas beaucoup, cinq fois, mais à 81 ans, l’artiste, performeuse et chanteuse originaire du Japon, qui fut membre du mouvement Fluxus dans les années 1960, a peut-être d’autres chats à fouetter que d’appeler le Casino Luxembourg… « Telephone Piece for Luxembourg – Pick up the phone whenever it rings, 2014 » a-t-elle écrit sur un bout de papier reproduit dans le catalogue. Cette pièce, elle la réalise depuis quarante ans : un simple combiné – il a changé de forme et de type avec les modes – attend de sonner. Selon sa guise, l’artiste appelle et discute avec celui ou celle qui décroche. Le visiteur lambda sera probablement passé à côté de l’œuvre, accrochée dans le couloir qui longe la rambarde au premier étage, d’autant plus qu’il n’y a pas de cartels d’information dans [hlysnan] – The Notion and Politics of Listening. Les commissaires d’exposition Berit Fischer et Kevin Muhlen demandent un certain effort intellectuel au visiteur, beaucoup de disponibilité aussi – il n’y a presque rien à voir, il faut du temps pour tout écouter –, mais leurs propositions intellectuelles sur l’aspect politique du son sont pour la plupart intelligentes et invitent à la réflexion.
Les gros trucks américains qui, au démarrage, font le bruit d’un Antonov qui décolle dans New York. Le chant du muezzin qui traverse la ville au petit matin à Marrakech. Le chant des grillons à Aix-en-Provence durant une après-midi d’été. Le silence assourdissant de la campagne luxembourgeois en août. Chaque ville, chaque paysage a sa coulisse sonore, unique et en concordance avec son époque, affirme l’artiste nigérian Emeka Ogboh dans son interview avec le Casino Channel. Il entend cette coulisse sonore comme un compositeur et sait que beaucoup de choses, entre autres la politique (urbanistique ou économique), la définissent. « Luxembourg est une ville très calme, il me semble. Ici, j’ai juste entendu le son des cloches, des oiseaux et quelques sirènes… » Lui, sa ville, c’est Lagos, hyperdynamique et chaotique. Pour son œuvre The Ambivalence of 1960, il a fait un montage de déclarations politiques historiques lors de la fête d’indépendance du Nigéria, afin de confronter ces grandes déclarations à la réalité d’aujourd’hui. Elles sont diffusées sur un poste de radio d’époque, qui n’a l’air de rien.
Field recordings L’œuvre d’Udo Noll est carrément invisible au Casino, sinon sur les ordinateurs de l’Info-Lab. Mais elle est fascinante par son ampleur : Radio Aporee (http://aporee.org/maps), lancé en 2012, est un site web communautaire qui regroupe des field recordings réalisés par tous les utilisateurs. Fonctionnant sur le modèle de et avec Google Maps, le site offre un voyage sonore à travers le globe : avec un clic sur une destination spécifique, on découvre des points rouges indiquant les endroits où furent enregistrés les sons ; en s’en approchant encore, apparaissent la description du son, sa date d’enregistrement, son auteur… L’archive se développe au quotidien, et ce qui fascine, c’est qu’elle n’est pas du tout ethnocentrique, mais qu’on peut vraiment voyager du Groenland en Ouganda.
Avec son projet Wait/ Listen (Mapping One Year of Waiting Moments through Listening), l’artiste luso-luxembourgeois Marco Godinho s’est greffé sur le site d’Udo Noll : il y déposera, durant toute cette année, les captations sonores qu’il réalise à chaque fois qu’il doit attendre quelque part. Ce seront souvent des silences, avec seulement quelques bruits de fond, de la rue, d’un cabinet de dentiste, d’un magasin, moments subjectifs qui, selon lui, permettent de repenser la relation au réel et au temps, son grand sujet. Au Casino, son idée n’est visible que par un petit QR Code apposé au mur dans les escaliers ; là encore, beaucoup de gens risquent de passer à côté.
« I got the sucker ! » En juin 2009, invité dans une émission de télévision de CNBC, Barack Obama fut importuné par une mouche. Une simple mouche, dans toute sa banalité. Elle le déconcentre durant son interview, il arrête de parler, la regarde se poser sur sa main gauche, et bam !, la tue d’un coup de maître de la main droite. « I got the sucker ! » s’exclame-t-il, le journaliste et les techniciens rigolent et le Président américain reprend par un « Now, where were we ? » nonchalant. Bien sûr, l’épisode s’est immédiatement retrouvé sur Youtube, la presse internationale le commenta et l’association de protection des droits des animaux Peta s’insurgea contre l’assassinat cruel d’un être vivant… Au Casino, une photo de la mouche et du Président se trouve au rez-de-chaussée, dans l’œuvre de Susan Schuppli et de Tom Tlalim, Uneasy Listening, la plus forte et la plus pertinente de l’exposition. Car là où l’image n’est qu’un clin d’œil, l’installation spatiale en surround sound vous fait ressentir physiquement le stress provoqué par le survol continu d’un espace aérien par des drones militaires. Cela se passe dans le nord-ouest du Pakistan, là où l’activité des drones est la plus dense de la planète, le bruit incessant. Ces drones, expliquent les artistes, ont pour mission de cibler les personnes listées sur les Kill Lists définies à la Maison Blanche. Se basant sur une recherche approfondie, Susan Schuppli et Tom Tlalim estiment le nombre d’heures de survol de la région par des drones à entre 133 000 et 399 000 heures depuis juin 2013, rappelant que l’administration Obama a généralisé le recours à ces équipements dans leur War on terror. Le nombre de victimes reste classé secret défense. Ces techniques militaires permettent de tuer à distance avec une précision impressionnante, mais posent des questions éthiques et juridiques fondamentales sur l’acte de tuer qui ne sont encore qu’esquissées, comme le prouve Grégoire Chamayou dans sa Théorie des drones (La Fabrique éditions, Paris, 2013).
Pour les artistes-chercheurs Schuppli et Tlalim, un des aspects encore peu discutés est celui du stress psychologique permanent que les drones provoquent auprès des habitants de la région, qui ne savent jamais s’il s’agit d’un simple survol ou d’une attaque. « When children hear the drones, they get really scared and they can hear them all the time, so they’re always fearful that the drone is going to attack them », citent-ils un des témoignages. Ou encore : « The sound of the drones is like a wave of terror coming over the community ». Après avoir expérimenté cette œuvre, on verra forcément les drones d’un autre œil, même si chez nous, leurs cousins en format réduit, en vente dans les hypermachés de l’entertainment, provoquent surtout de la fascination par les nouvelles possibilités de prendre des photos originales pour Facebook et Instagram.
Le silence du Watergate Au premier étage, Susan Schuppli présente également une vidéo, 18 1/2-minute gap in Watergate, Tape 342 (1972/2008) : la visualisation, par une onde sonore, des 18 minutes et demie de silence sur la bande magnétique n° 342 de l’enregistrement effectué dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Ce silence est dû à une tentative d’effacement de ce qu’on imagine aisément une preuve compromettante dans le scandale de Watergate qui a fait tomber Richard Nixon en 1974. Pour discrète qu’elle soit, l’œuvre fait immédiatement penser aux scandales du Srel au Luxembourg et aux enregistrements illicites par son ancien directeur Marco Mille et d’autres agents, dont un CD crypté reste muet depuis six ans.
D’autres œuvres de [hlysnan] (de l’ancien terme anglais pour écouter) font écho au Luxembourg. Par exemple Mimesis as Resistance de Kader Attia, qui montre des extraits d’un documentaire sur l’oiseau-lyre, ou ménure superbe, en Australie, qui, pour impressionner sa femelle, imite les sons de son environnement. Or, ici, ces sons ne sont que destruction de son espace vital : l’oiseau imite avec force conviction et beaucoup de passion les bruits des marteaux-piqueurs, des tronçonneuses et des moteurs de camions… En reproduisant ces bruits, il anticipe en fait sa propre fin. On pense alors forcément au Domaine de Marcel et Joseph, l’installation de Bert Theis dans l’Aquarium du Casino Luxembourg entre 1998 à 2000 : les deux mainates de la volière devaient apprendre à dire des phrases de Joseph Beuys et de Marcel Duchamp. Or, l’un des deux est mort assez vite et le deuxième, installé dans le bureau du directeur de l’époque, reproduisit au final le son de son téléphone, les tics verbaux des gardiens et quelques phrases typiques d’Enrico Lunghi.
Le bruit assourdissant du silence L’espace a un volume d’air de 492,40 mètres cubes et la fréquence exacte du son est 51,7 hertz. Ces coordonnées techniques, plus le mot Tilt, donnent le titre à l’espace créé par Angie Atmadjaja – et ce sont les seules informations disponibles. L’artiste d’origine indonésienne ne veut pas fournir plus d’indications au visiteur, mais lui propose de « vivre le son », l’expérience immersive de son œuvre, de ressentir la désorientation opérée par l’extrême blancheur de la salle, l’aveuglante luminosité qui règne dans l’espace, l’inclinaison des facettes qui constituent sol et donc le son qui traverse tout le corps. Le corps devant s’adapter aux différentes inconnues dans cet espace, on y perd effectivement tout repère, l’expérience rappelle un peu le vrombissement de Trial Error de Franz Pomassl, en 1998 à Bonnevoie, dans le cadre de Manifesta 2.
Exigeante, [hlysnan] est une des meilleures expositions du Casino sous Kevin Muhlen, qui l’a organisée avec la commissaire indépendante allemande Berit Fischer (qui avait déjà travaillé en 2011 au Casino pour le workshop Other Possible Worlds). Rigoureuse et intelligente, politique et radicale, elle propose de multiples approches du son, non pas comme décor ou fioriture, mais comme un élément essentiel dans notre perception du monde. Si les œuvres ne s’offrent pas facilement – et nous n’en avons traité qu’une sélection ici –, elles valent la peine d’être expérimentées. Après une visite, on percevra les sons, les bruits, les voix différemment.