Lors de la cérémonie d’inauguration de la XIIe législature du parlement espagnol, le 17 novembre, le roi Felipe VI, qui prononçait son premier discours devant les Cortes depuis son intronisation en 2014, a solennellement demandé que la corruption soit combattue avec la plus grande fermeté. Pour le souverain, il s’agit d’un « fléau qui a indigné l’opinion publique dans tout le pays » et qui doit être « vaincu » de façon à n’être plus bientôt qu’un « triste souvenir ».
Ces dernières années la corruption est à l’origine de nombreux scandales en Espagne, un pays qui jusqu’ici avait très peu fait parler de lui dans ce registre, au contraire de l’Italie par exemple. Deux anciens trésoriers du PP, le parti du chef du gouvernement Mariano Rajoy, et plusieurs personnalités politiques (37 personnes au total) sont actuellement jugés pour leur participation présumée à un vaste réseau de détournement de fonds publics. La propre sœur du roi, l’infante Cristina, est actuellement dans l’attente d’un jugement après un procès qui s’est tenu de janvier à juin 2016, où elle était poursuivie pour complicité de fraude fiscale en lien avec les malversations présumées de son mari, qui risque 19 ans de prison pour détournement de fonds publics, trafic d’influence, escroquerie et blanchiment d’argent !
On ignore si, au moment de son adresse, Felipe VI avait déjà eu connaissance des résultats du dernier baromètre publié par Transparency International, où l’Espagne est, derrière la Moldavie, le pays d’Europe où la corruption est ressentie comme un des problèmes les plus graves, étant citée par 65 pour cent des sondés. Pis encore, 80 pour cent d’entre eux considèrent que le gouvernement ne fait pas les efforts nécessaires pour l’éradiquer. Intitulée « People and Corruption : Europe and Central Asia Global Corruption Barometer », l’étude de l’ONG allemande a été réalisée sur un vaste échantillon de 60 000 personnes dans 42 pays.
Le tiers des sondés considèrent que la corruption fait partie de leurs principales préoccupations, mais avec des écarts énormes entre les pays. Ils sont moins de dix pour cent à s’inquiéter en Allemagne, en Suisse et en Suède, mais plus de la moitié dans une dizaine de pays qui, à l’exception de l’Espagne et du Portugal, sont tous situés en Europe orientale. De façon générale, plus on se déplace vers l’est, plus la corruption est vue comme un problème grave.
Comme le montrent les résultats obtenus en Espagne, l’étude révèle une profonde déception vis-à-vis des pouvoirs publics. En moyenne 53 pour cent des sondés trouvent que les gouvernements ne sont pas efficaces dans la lutte anti-corruption, avec une proportion supérieure aux deux tiers dans dix pays, tous situés en Europe de l’est, le maximum étant atteint en Ukraine avec 86 pour cent ; mais on trouve aussi dans ce groupe l’Espagne et l’Italie. La proportion n’est jamais inférieure à 28 pour cent (en Suisse et en Suède) et se situe au-dessus de la moyenne au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en France, pays où les sondés sont plus critiques qu’en Russie (64 pour cent contre 62) !
Pour les répondants, si les pouvoirs publics n’en font pas davantage, c’est qu’ils sont eux-mêmes très corrompus. « Les gouvernements ne font tout simplement pas assez pour s’attaquer à la corruption parce que les individus qui se trouvent au sommet en profitent », a déclaré José Ugaz, le président de Transparency International depuis 2014.
Sur neuf groupes sociaux proposés par les enquêteurs, sept étaient composés d’élus ou d’agents publics (police, justice, fisc,...). Seules les autorités religieuses semblent échapper à l’opprobre avec 17 pour cent de répondants qui les jugent corrompues, les huit autres groupes se tenant dans une fourchette assez étroite de 22 à 31 pour cent, niveau atteint par les parlementaires. Il n’y a que cinq pays, tous situés en Europe de l’ouest, où ces derniers sont peu cités (moins de quinze pour cent) avec un minimum en Allemagne (six pour cent). Mais le pourcentage atteint 28 pour cent au Royaume-Uni, 36 pour cent en Espagne et en France et plus de 45 pour cent en Italie et en Grèce ! Les cadres du secteur privé ne sont pas épargnés, avec 26 pour cent de répondants qui les trouvent corrompus, ce qui les place aussitôt après les parlementaires et les ministres.
Les répondants jugent majoritairement que les hommes politiques sont trop influencés par les riches. La moyenne de soixante pour cent est tirée vers le haut par les chiffres atteints en Espagne (88 pour cent) et au Portugal (85 pour cent), car pour M. Ugaz, cette proximité concerne aussi les pays de l’UE, où « de nombreux citoyens voient comment les riches et les gouvernants détournent le système à leur avantage ». Selon lui, il existe une « relation profondément inquiétante entre la richesse, le pouvoir et la corruption ». On observe une forte corrélation entre le fait qu’un pays soit « mal coté » au titre de la lutte anti-corruption et le nombre de personnes qui estiment que les riches ont une forte influence sur les décisions publiques.
Mais pour pouvoir mieux agir contre la corruption, encore faudrait-il que les autorités aient une connaissance précise des faits. Or, c’est plutôt la résignation qui domine, avec 27 pour cent de répondants qui pensent qu’on ne peut rien faire contre le phénomène. Une proportion assez élevée de sondés (38 pour cent) considère qu’il faudrait dénoncer ces pratiques ou refuser de s’y soumettre. Mais parmi ceux qui ont eu à payer des dessous-de-table, par exemple (lire encadré) seulement un sur cinq a porté plainte. La proportion est spécialement faible (moins de dix pour cent) dans des pays de l’ex-URSS (Arménie, Azerbaïdjan et Belarus) mais également en Grèce, en Lettonie et en Lituanie. Elle atteint péniblement le quart des sondés parmi les autres pays de l’UE.
La raison la plus souvent citée pour la non-dénonciation de faits de corruption est la peur de représailles (trente pour cent), en particulier la perte d’un emploi. En France, en Suisse, aux Pays-Bas et au Portugal la crainte des conséquences est mentionnée par plus de la moitié des sondés (50 à 56 pour cent). La deuxième raison tient à la difficulté de prouver la corruption (quatorze pour cent) avec peu de différences entre les pays étudiés. En troisième position, environ douze pour cent pensent qu’il ne servirait à rien de dénoncer les faits, car aucune action efficace ne serait entreprise. Cela traduit une méfiance envers les canaux permettant de faire remonter l’information, mais aussi le sentiment que les « corrupteurs » bénéficient d’une totale impunité. D’autres raisons possibles (ne pas savoir à qui s’adresser, peur d’être soi-même poursuivi) ne sont citées que par moins d’un sondé sur dix.
Le manque de reconnaissance de la démarche est aussi un frein : moins d’un répondant sur deux dans les pays de l’UE (45 pour cent précisément) considère que dans son pays il est « socialement acceptable » de dénoncer la corruption, avec une pointe en France et au Portugal (plus des trois quarts). Une proportion qui chute à moins d’une personne sur cinq dans une dizaine de pays de l’Europe balkanique et de l’ex-URSS.
Pour Transparency International la corruption pose aujourd’hui un problème politique majeur car dans de nombreux pays elle a facilité l’émergence et le développement de partis protestataires, populistes ou nationalistes dont certains sont loin d’être eux-mêmes exemplaires dans ce domaine bien qu’ils fassent campagne pour la « propreté », comme le parti au pouvoir à Ankara : dans son sigle les deux premières lettres AK signifient « blanc » en turc.