Le spectre du « plombier polonais » est de retour, vingt ans après la directive Bolkenstein relative aux travailleurs détachés, qui sont, selon la définition officielle, « des salariés envoyés par leur employeur dans un autre État membre de l’UE en vue d’y fournir un service à titre temporaire ». À ne pas confondre avec les travailleurs mobiles, qui cherchent un emploi dans un autre pays de l’Union. Sous la pression de plusieurs pays, dont la France et l’Allemagne, qui accueillent le plus grand nombre de travailleurs détachés, la Commission européenne cherche à faire évoluer le texte mais se heurte à de nombreuses difficultés.
Au regard de l’ensemble de la population salariée, les quelque 1,9 million de travailleurs détachés dans toute l’Europe (Norvège et Suisse comprises) pèsent peu : 0,7 pour cent du total seulement en 2014. Mais depuis l’adhésion des pays de l’Est à l’UE en 2004 ce nombre a nettement augmenté : rien qu’entre 2010 et 2014, il a crû de presque 45 pour cent. Certains secteurs sont particulièrement touchés, comme le bâtiment et les travaux publics, où sont concentrés 43,7 pour cent des détachés, l’industrie (21,7 pour cent), ainsi que l’éducation, la santé et les services sociaux (13,5 pour cent). L’agriculture et les abattoirs en comptent également beaucoup.
De même, certains pays d’Europe de l’ouest sont davantage concernés que les autres : la France et l’Allemagne regroupent près de 42 pour cent des détachés, mais en proportion les plus atteints sont le Luxembourg (neuf pour cent de la population active), la Belgique (3,6 pour cent), l’Autriche (2,5 pour cent) et la Suisse (deux pour cent). Contrairement à une idée qui a été répandue avant le vote sur le Brexit, le Royaume-Uni est peu touché avec presque quatre fois moins de détachés qu’en France, huit fois moins qu’en Allemagne et seulement 0,2 pour cent des actifs.
Il est vrai qu’à ces chiffres officiels il faudrait ajouter ceux de travailleurs détachés en situation irrégulière, qui sont par essence mal connus. En France, selon que les estimations relèvent de l’Etat, des syndicats ou des organisations patronales, on les évalue de 80 000 à 300 000 personnes de sorte que le total des détachés serait deux fois plus élevé que l’estimation d’Eurostat.
La croissance du phénomène s’explique par une évidente raison de coût. Même en supposant que les travailleurs détachés perçoivent, comme prévu par la directive, le salaire minimum du pays d’accueil (quand il existe), l’écart entre le montant des cotisations sociales obligatoires dans les pays de l’ouest de l’Europe et de celles pratiquées à l’est, qui sont supposées s’appliquer en cas de détachement, creuse la différence des coûts de main d’œuvre. En France les « cotisations patronales » sont de près de 45 pour cent du salaire brut contre treize pour cent en Roumanie, soit un écart de plus de trente points.
La situation devient très préjudiciable aux salariés de l’ouest. Ceux qui sont au chômage ne profitent pas de la reprise de l’emploi. Ceux qui ont un travail se voient menacés par le recours croissant à des sociétés sous-traitantes venues de l’est. Les dispositifs de protection sociale sont menacés. En effet, les prestations sociales (remboursements maladie, pensions de retraite, indemnités de chômage, allocations familiales) sont financées à 80 pour cent par des prélèvements sur le travail. Comme ils s’amenuisent, et que par ailleurs la réduction des cotisations est nécessaire pour que le coût du travail à l’ouest reste compétitif, il faudrait davantage recourir à la TVA pour compenser le manque à percevoir et continuer à délivrer les prestations actuelles.
Le système se révèle également très défavorable aux détachés eux-mêmes, comme l’ont montré plusieurs enquêtes (lire encadré). Face à la concurrence déloyale et au « dumping social insupportable » (le terme est de Manuel Valls), certains pays ont menacé de ne plus appliquer « un dispositif européen qui fait des ravages terribles » (même auteur) si la législation n’évolue pas, dans le cadre de la préparation de la prochaine directive, vers un alignement entre le régime des travailleurs détachés venus des pays « low-cost » et celui des salariés des pays de l’ouest de l’Europe.
La Belge Marianne Thyssen, commissaire à l’emploi et aux affaires sociales, s’est dit « convaincue que la mobilité des travailleurs est bonne pour l’Europe, mais à condition que les règles soient justes pour tout le monde ». C’est pourquoi, la Commission européenne a présenté en mai 2016 un projet de nouvelle directive qui acte le principe « à travail égal, salaire égal » avec l’obligation de fournir « une rémunération identique pour un même travail effectué au même endroit ». Un travailleur détaché pourra ainsi bénéficier des mêmes conditions de rémunération que les salariés de la même entreprise qui ont un contrat local.
Normalement, les travailleurs détachés profitent déjà d’un noyau dur des droits en vigueur dans le pays d’accueil, comme le salaire minimum, les congés payés ou la durée maximale du travail. En étant désormais couverts par les conventions collectives et accords de branche du pays d’accueil, ils pourront prétendre à un salaire « normal », mais aussi aux primes (treizième mois, fin d’année, pénibilité, ancienneté), indemnités et autres avantages (tickets-restaurant, vêtements). La directive envisagée comporte d’autres avancées comme l’arrêt du recours en cascade de détachements des salariés intérimaires avec une limitation à 24 mois de la durée pendant laquelle le travailleur pourra être détaché (ensuite, c’est le droit du pays d’accueil qui s’appliquera intégralement).
En revanche, elle ne s’attaque pas à des points jugés cruciaux. Ainsi, l’obligation d’accorder aux travailleurs détachés la même rémunération que celle qui prévaut dans le pays d’accueil relèvera uniquement du choix des États. Surtout, au sujet des cotisations sociales obligatoires, la Commission s’en tient toujours au même principe, à savoir le paiement des cotisations du pays d’origine et non du pays au sein duquel le travail s’effectue.
La raison de cette attitude est simple. Pour être adoptée, la réforme de la directive Bolkestein doit recueillir la majorité qualifiée au sein du Conseil Européen, soit 55 pour cent des États membres et 65 pour cent de la population. Un blocage peut être exercé par un minimum de quatre États s’ils représentent au moins 35 pour cent de la population de l’Union. D’autre part, le Traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009, a institué la procédure dite du « carton jaune » qui permet de contester une directive au motif que le sujet devrait être traité au niveau national et non européen. Or, bien qu’utilisée deux fois seulement depuis sa création, elle a été invoquée en mai 2016 par onze pays, dont dix d’Europe de l’Est, dénonçant une entrave à la libre circulation de leurs travailleurs. Ces pays sont la Pologne (premier pourvoyeur avec près d’un détaché sur cinq) la Roumanie, la Slovaquie, la République Tchèque, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Croatie, la Bulgarie, la Hongrie et curieusement le Danemark. Le Portugal et l’Espagne ne sont pas non plus très chauds.
Considérant que les règles concernant le paiement des cotisations sociales ne sont pas prêtes d’évoluer, certains pays d’accueil cherchent à contourner le problème, par exemple en allégeant les charges sur les emplois les moins qualifiées et les moins payés. Non sans succès, puisque selon une députée française, un travailleur français ne coûte pas aujourd’hui plus cher qu’un Polonais, un Roumain ou un Portugais à condition que tous touchent le salaire minimum.
Ce qui est loin d’être le cas, d’où l’importance de la lutte contre la fraude. La mise en place de la directive de 1996 a entraîné une multiplication des trafics en tous genres. Ainsi de nombreuses entreprises ouest-européennes, dans le secteur du transport par exemple, ont créé des sociétés du type « coquilles vides » ou « boîtes aux lettres » dans des pays de l’est, sans autre activité que celle de détacher des travailleurs locaux. Les sociétés de travail temporaire sont particulièrement visées pour l’opacité de leur fonctionnement.
Les contrôles se sont multipliés : en France leur nombre a triplé en un an, passant de 600 à 2 000 par mois, pour les trois quarts dans le BTP. Les fermetures de chantier et les poursuites bénéficient à chaque fois d’une forte médiatisation, surtout si de grandes sociétés sont impliquées (lire encadré). La législation a également été durcie avec des amendes très élevées en cas de non-déclaration de détachés ou de non-respect des conditions de travail et de rémunération, et une mise en cause de la responsabilité des donneurs d’ordre vis-à-vis des sous-traitants. Mais malgré cet effort de dissuasion, les inspecteurs du travail ont souvent l’impression de « vider la mer avec une cuillère ».