« Au cours de ces vingt dernières années, nous nous sommes rendu compte que nous vivions dans l’illusion d’une économie de marché, dit Catherine Prieto, professeure en droit de la concurrence à Paris 1. En réalité tout était faussé, c’était un leurre. Les cartels qui ont été découverts grâce à la ,clémence’ étaient colossaux. » Introduite en Europe dans les années 2000, la clémence a conduit à une purge de secteurs économiques entiers. Cette disposition du droit de la concurrence évoque celle des « repentis » des maxi-procès menés par l’État italien contre la mafia. Une entreprise peut dénoncer une entente anticoncurrentielle à laquelle elle participe et, en contrepartie de sa collaboration, bénéficier de l’immunité ou d’une réduction de peine. « Ce que j’adore avec la clémence, c’est qu’elle rend les ententes merveilleusement fragiles, dit le directeur du Conseil de la concurrence Pierre Rauchs. Je m’imagine les chefs d’entreprise réunis autour de la table pour discuter une entente qui se regardent en chiens de faïence. »
La clémence est issue de la théorie des jeux. Elle considère les acteurs économiques comme sujets rationnels auxquels elle propose un incitant qui rend l’option de sortir d’une entente illicite plus attrayante que celle d’y rester. Or, au Luxembourg, la clémence n’a eu jusqu’ici que de maigres résultats. Grâce à elle, ne sont tombés que deux cartels mineurs : celui des brasseurs et celui des fournisseurs d’aiguillage.
En 2000, la multinationale de la bière Interbrew (aujourd’hui : AB InBev) racheta les brasseries Mousel et Diekirch et entra dans le microcosme des brasseurs luxembourgeois. Lors de son emménagement, Interbrew tomba sur un papier expliquant les modalités selon lesquelles les brasseurs luxembourgeois se divisaient le marché national. Rodée dans le droit de la concurrence et consciente du potentiel explosif de ce document, la multinationale le transmit illico au commissaire de la Concurrence Mario Monti. Dans l’affaire des producteurs des systèmes d’aiguillages, quatre firmes (trois allemandes et une luxembourgeoise) s’étaient durant six ans secrètement réparti le marché des CFL. Deux se repentirent et trahirent, deux trinquèrent : 1,3 millions d’amendes, la sanction la plus lourde prononcée jusqu’à présent par le Conseil de la concurrence.
Dans la logique de la clémence, tous ont intérêt à trahir les premiers, par crainte que leurs partners in crime ne les devancent – c’est ce qu’on nomme, dans la théorie du jeu, le dilemme du prisonnier. Or, au Luxembourg le mécanisme semble mal opérer et dans les bureaux du Conseil de la concurrence, les repentis ne se bousculent pas. De deux choses l’une : soit le Luxembourg ne connaît pas les cartels, soit l’omerta y est plus développée qu’ailleurs. Jusqu’il y a dix ans, c’était au ministre de l’Économie de fixer le « prix normal » et chaque hausse devait d’abord recueillir sa bénédiction. Les fédérations patronales faisaient donc traditionnellement office de cartels où se fixaient les prix. L’ABBL se réunissait ainsi annuellement pour trouver un accord sur la tarification des opérations bancaires, assignée dans un petit livret bleu qui ornait les bureaux des employés bancaires.
Lors d’une conférence en juin célébrant les dix ans de la première loi luxembourgeoise de la concurrence, le député Franz Fayot (LSAP) notait que « les réflexes des entreprises quant au droit de la concurrence ne sont pas toujours présents ». La faute notamment à « la proximité des décideurs économiques qui favorisent naturellement les comportements anticoncurrentiels, en premier lieu les ententes. » Le Luxembourg présentant plus d’intérêt comme juridiction fiscale que comme marché de consommateurs, les entreprises autochtones continuent souvent à vivre dans un entre-soi. Et les liens sociaux et familiaux livrent de tentantes bases pour la constitution de cartels. Dans ces cercles restreints, dénoncer une entente s’apparente à de la haute trahison, et conduirait à l’ostracisme.
Le croque-cartels luxembourgeois a peu de mordant. Le Conseil de la concurrence a un air de famille avec d’autres régulateurs comme la Commission nationale pour la protection des données, la Commission de surveillance du secteur financier ou l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel. Créés sur ordre de Bruxelles, ils risquèrent de troubler le climat business-friendly et les coutumes locales. Le pouvoir politique était donc peu enclin à favoriser l’émancipation des autorités de régulation : contrôler, oui, mais dans la rentenue, sans excès de zèle pouvant contrarier les intérêts des mastodontes de l’ICT, de la finance ou de l’audiovisuel.
Dix ans après sa création, le Conseil de la concurrence reste une structure microscopique employant sept personnes, dont un seul économiste. À cet expert en mathématiques revient la tâche d’explorer la vie intérieure de secteurs économiques entiers. Il doit percer les mécanismes commerciaux et quantifier les parts de marché. (Ironiquement, pour pallier ces déficiences, l’autorité anti-trust s’est ponctuellement alliée au monopoliste de l’opinion TNS-Ilres.) Le seul nouveau recrutement de ces dernières années, le Conseil le doit à la mise au placard d’un haut-fonctionnaire du ministère du Tourisme et des Classes moyennes, accusé d’être parti à la pêche des électeurs grâce à la base de données de l’État. Un exil forcé qui ne témoigne pas d’une très grande estime portée au Conseil de la concurrence.
Durant ses sept premières années, le Conseil de la concurrence resta divisé en deux microstructures qui s’étripèrent dans une interminable guerre d’usure opposant les fonctionnaires de l’Inspection de la concurrence (chargés de l’enquête) aux magistrats du Conseil de la concurrence (chargés de juger). Si telle avait été son intention, le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP) n’aurait pu trouver meilleure application du précepte divide et impera. Réuni en 2011 dans une seule institution, le Conseil de la concurrence a gagné en efficacité. Pour éviter le cumul, le fonctionnaire désigné pour mener l’enquête ne pourra siéger dans le comité juridictionnel qui finira par prendre la décision. À chaque nouveau dossier, une nouvelle répartition des tâches, c’est la solution de la « séparation fonctionnelle ».
Ses bureaux au deuxième étage du Forum Royal – neuf étages au-dessous de ceux d’Etienne Schneider (LSAP) – le Conseil les partage avec des fonctionnaires du ministère de l’Économie. Interrogé sur l’indépendance de son autorité administrative, Rauchs répond par un adage juridique anglais : « ,Not only must Justice be done; it must also be seen to be done.’ Nous défendons jalousement notre indépendance. Mais il y a certainement des améliorations possibles, et nous essayons de les mettre en œuvre. »
Les décisions du Conseil de la concurrence sont connues pour leur tact diplomatique, ou leur manque de punch. À la punition, le Conseil préfère la recherche du consensus. La quasi-totalité des enquêtes du Conseil se soldent par une procédure d’engagement. Celle-ci laisse à la firme accusée le soin de proposer elle-même une voie de sortie. Ainsi cette année, l’Ordre des architectes et des ingénieurs a promis de cesser la publication de son « contrat type/prestations/honoraires d’architectes », qualifié d’« entente » par la Conseil. Post s’est engagé à modifier ses tarifs préférentiels pour les appels passés d’un portable Post à un autre. Le Conseil y avait décelé un « effet club » poussant le consommateur à rejoindre l’opérateur dominant dans l’espoir de « maximiser sa probabilité de communiquer avec les utilisateurs du groupe auquel il appartient lui-même ».
La Chambre de commerce et celle des métiers sont pleins d’éloges pour ce passage de « gendarme » à « protecteur et allié ». Aux yeux des entreprises, disent leurs représentants, le Conseil ne serait plus celui qui surveille et punit, mais celui qui prévient et accompagne. Stratégiquement, la politique des arrangements semble satisfaire tout le monde : aux entreprises, elle épargne la mauvaise publicité ; au Conseil, elle permet d’évacuer rapidement les dossiers qui traînaient depuis des années. Le tout sans s’exposer au risque d’interminables et coûteux procès. Franz Fayot y voit « une procédure qui sied particulièrement bien au Luxembourg, pays où l’on aime résoudre les conflits de manière consensuelle ». Gabriel Bleser, transfuge de l’Inspection de la concurrence devenu avocat spécialisé dans le droit de la concurrence, met en garde contre une politique du « stilles Kämmerlein », qui empêcherait l’émergence d’une jurisprudence luxembourgeoise et ne contribuerait pas à la crédibilité du Conseil.
« Pour marquer le coup », il faudrait drastiquement augmenter les sanctions, estiment de nombreux juristes spécialisés dans le droit de la concurrence. Car même après déduction des amendes une entente peut s’avérer profitable. « Il faut être dissuasif, estime Catherine Prieto. Il faut confisquer le bénéfice, voire aller au-delà du bénéfice. » Or les sommes demandées par le Conseil de la concurrence étaient jusqu’ici timides, voire symboliques. En 2010, le Conseil avait condamné sept carreleurs à des amendes entre 15 000 et 25 000 euros. Fin 2012, dans l’affaire de l’entente sur le règlement bonus/malus, le Conseil avait demandé aux compagnies d’assurances entre 212 euros et 235 000 euros. Pas exactement des sommes prohibitives.
Au Luxembourg, aucun procès en dommages et intérêts n’a été intenté suite à une décision prise par le Conseil de la concurrence. Pour un consommateur ou une PME tombés victimes d’une entente ou d’un abus de position dominante, les frais de procès ne valent pas le tort occasionné. Car qui engagera un avocat pour réclamer des dommages et intérêts parce que sa facture de portable était trop élevée ?
Les recours collectifs pourraient prochainement faire augmenter la facture pour les entreprises enfreignant le droit de la concurrence. Ils permettront de diviser les frais de procès entre une multitude de lésés. Si l’accord de coalition du nouveau gouvernement avait timidement évoqué ce changement procédural, l’idée flotte actuellement dans les limbes institutionnels quelque part entre le ministère de la Justice et celui de la Protection des Consommateurs (intégré dans le ministère de l’Agriculture). Les hauts fonctionnaires des deux ministères se renvoient la balle, personne ne se sentant compétent pour traiter le dossier. La directive européenne sur les recours collectifs, déjà adoptée par le Conseil européen, devrait déboucher la procédure.
Assimilé à l’ultralibéralisme par la gauche et considéré comme pédante et nocive aux affaires par les ultralibéraux, le Conseil de la concurrence peine à trouver des relais politiques. Dans une tribune libre publiée il y a neuf mois dans le Land, son directeur se plaignait que la seule évocation du mot « concurrence » « trouble les esprits, dérange et bouscule les habitudes ». Pour Catherine Prieto, le droit de la concurrence « n’est certainement pas un droit néolibéral, mais un droit qui tend à faire valoir les mérites des uns et des autres et à casser le pouvoir de marché des monopoliste et des cartellistes qui maximisent leur profit au détriment du consommateur. Le droit de la concurrence est issu de l’ordolibéralisme qui a voulu renforcer la soumission des affaires à l’État de droit. » Reste que le droit de la concurrence surveille aussi la libéralisation des derniers services publics et que ses experts parlent beaucoup de consommateurs et très peu de citoyens.
Au Luxembourg, en matière de concurrence, l’approche politique dominante semble se positionner dans l’héritage idéologique de l’ultralibérale École de Chicago. Celle-ci avait toujours pourfendu la tradition de l’antitrust comme survivance du populisme américain : Après tout, si une entreprises est dominante, n’est-ce pas simplement la preuve de son efficience et de ses capacités d’innovation ? Le Luxembourg est le seul pays de l’Union européenne à ne pas s’être doté d’un contrôle des concentrations. À part les médias, toutes les firmes luxembourgeoises peuvent fusionner comme bon leur semble, sans qu’une autorité n’analyse les dommages potentiels d’une telle alliance et évalue les risques d’asphyxie pour le marché. Les concentrations sur le marché luxembourgeois passent également sous le radar bruxellois. La Commission européenne ne s’intéresse qu’aux fusions à partir d’un certain seuil de grandeur. Un seuil que le Luxembourg n’aura atteint qu’une fois, lors de la fusion entre Arcelor et Mittal.
En 2006 Félix Giorgetti et Kuhn s’allièrent pour donner naissance au premier groupe de construction du pays, sans que cela n’ait provoqué d’interrogations. La raison pour laquelle la surveillance des concentrations ne fut pas intégrée dans le domaine des compétences du Conseil de la concurrence porte un nom : Enovos. Pas question pour le ministre de l’Économie Jeannot Krecké et son lieutenant d’alors Etienne Schneider de se faire démonter leur projet-phare par le Conseil de la concurrence.
Une entreprise luxembourgeoise, qui a la taille critique pour jouer dans la ligue internationale, ne se retrouvera-t-elle pas automatiquement en position dominante sur le marché luxembourgeois ? Pierre Rauchs, en termes circonspects, dit ne pas vouloir se prononcer sur la question (« je fais le travail que la législation me dicte »), mais revendique une discussion sur la question : « Les résultats de ce débat, je ne les connais pas, mais on devrait pouvoir en discuter ». Or, un tel débat ne semble pas à l’ordre du jour politique.
Franz Fayot (LSAP), président de la Commission de l’Économie à la Chambre, notait en juin : « La structure même d’un marché de la taille du Luxembourg favorise la formation de monopoles ou de marchés avec très peu de concurrents, donc très concentrés. Dans ces conditions, est-il désirable de limiter les concentrations ? Ou ne devrait-on pas plutôt s’inquiéter des comportements anti-concurrentiels résultant de telles situations ? » Même son de cloche chez son adversaire politique – et associé chez Elvinger, Hoss & Prussen – Léon Gloden (CSV) : « Régler a priori, c’est une forme de dirigisme économique. Il faut d’abord laisser une chance aux entreprises ».