En avril dernier, le ministre des Finances Pierre Gramegna a déposé un projet de loi qui s’inscrit dans l’évolution de la législation luxembourgeoise sur l’entraide internationale en matière fiscale. Dans certains cas de figure, il se propose d’interdire tout moyen de contester une décision administrative luxembourgeoise d’entraide en matière fiscale. Il y aura dès lors, à l’avenir, une renonciation au contrôle judiciaire, pourtant inhérent à l’État de droit. Jusqu’à maintenant, il était admis que, conformément à la loi du 7 novembre 1996, il y avait un recours devant le tribunal administratif contre strictement toute décision administrative luxembourgeoise, que ce soit pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi.
Le projet de loi n° 6680 témoigne de la vitesse avec laquelle les choses évoluent en matière de secret ou même discrétion bancaire. On pourrait dire la même chose de la récente loi du 26 mai 2014 qui ratifie une convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale.
L’on sait qu’une loi du 31 mai 2010 prévoit la procédure à suivre par les administrations luxembourgeoises, en cas de demande d’entraide en matière fiscale, tout comme les droits et recours des justiciables en cas de demande perçue comme dépassant le cadre de la loi. Une loi du 14 juin 2013 transpose une directive européenne standardisant l’échange d’informations en matière fiscale au niveau européen. Donc, à l’heure actuelle, il existe pour tous les pays de l’Union européenne, mais justement aussi pour beaucoup de pays tiers dans le cadre de conventions contre la double imposition, une procédure d’entraide internationale conformément à laquelle une administration fiscale étrangère peut, par rapport à un justiciable rentrant dans son ressort, demander l’assistance des administrations fiscales luxembourgeoises. Il s’agira de découvrir les faits qui ont un impact sur l’imposition dudit justiciable. Souvent il s’agira d’une demande de renseignements auprès d’une banque, ou bien d’un domiciliataire de sociétés.
Une entraide comparable existe depuis très longtemps en matière pénale ou policière où il y a également des traités internationaux de collaboration. Toutes ces procédures prévoient un contrôle judiciaire ou une autorisation préalable de la justice, et un moyen de recours pour les personnes qui y sont visées.
Aujourd’hui, le dispositif applicable à l’entraide internationale en matière fiscale permet un recours judiciaire assez efficace. Dans la pratique, une banque par exemple reçoit un beau jour une demande d’informations relative à un client de la part de l’Administration des contributions directes luxembourgeoise agissant pour le compte de l’administration fiscale étrangère en question. Étant donné que l’essence même de la relation entre un client et sa banque est la confiance, et que de toute façon une banque a des obligations contractuelles envers son client, ce dernier en sera informé. Le client peut alors envisager un recours contre l’exécution par l’administration fiscale luxembourgeoise de cette demande d’informations devant le tribunal administratif à Luxembourg, sachant qu’un recours hiérarchique n’est pas prévu par la loi. Même si le délai de recours est court (un mois), le fait qu’un recours soit disponible devrait garantir que les parties intervenantes, que ce soient les administrations fiscales luxembourgeoises ou étrangères, se tiennent à la loi.
En effet, la matière est très sensible. Jusqu’à maintenant, la plupart des conventions fiscales prévoient que seuls les renseignements « vraisemblablement pertinents » peuvent être échangés. Derrière cette formule se cache le principe que les « recherches tous azimuts » (fishing expeditions) sont interdites, tout comme la recherche d’informations dont il est peu probable qu’elles concernent la situation fiscale d’un contribuable. Dans les conventions fiscales, il est en général prévu que informations ne peuvent être utilisées à des fins autres que fiscales. Pour cette raison un contrôle judiciaire est utile et justifié. En fin de compte, il s’agit d’empêcher que l’entraide administrative en matière fiscale soit détournée de son but.
Le danger est bien réel. Le dossier fiscal d’une personne permet de découvrir les secrets les plus intimes de celle-ci. Aussi, par la force des choses, une activité économique suppose toujours l’interaction entre plusieurs agents économiques et les secrets concernent toujours plusieurs personnes. Si l’on a par exemple accès aux données d’un compte bancaire d’une personne donnée, l’on peut en déduire des informations relatives à des personnes qui ont collaboré avec elle, puisque par exemple, sur un virement bancaire, apparaît le nom de la contrepartie de la transaction. Dans d’autres cas de figure, il peut y avoir plusieurs titulaires du même compte bancaire.
Le contrôle par les tribunaux administratifs de la légalité de ces procédures sert dès lors à mettre un frein au détournement du but recherché. En ce qui concerne le rôle des juridictions administratives à assumer, il faudrait aussi penser à leur donner les moyens et ressources nécessaires pour assumer leurs tâches. En période de disette budgétaire, la question mérite d’être posée.
Il ne faut pas se faire trop d’illusions sur le fait qu’une fois les données transférées à l’étranger, il sera impossible pour le justiciable ou pour les administrations fiscales luxembourgeoises de contrôler (si tel était leur intention) leur utilisation. L’on comprend que l’échange d’informations en matière fiscale est à peu près tolérable si les informations sont transférées suite à une demande d’un pays régi par l’État de droit, par exemple la France ou l’Allemagne, d’autant plus qu’il existe dans ces pays des moyens pour se défendre dans une procédure administrative ou contentieuse. Mais il faut oser se demander s’il est approprié de traiter de la même façon des pays comme le Kazakhstan, le Tadjikistan ou même la Russie. Ceux-ci peuvent aujourd’hui, dans les mêmes conditions que nos voisins, faire une demande d’informations, demande qui sera honorée par les autorités fiscales luxembourgeoises.
C’est dans ce contexte que l’on doit se poser la question si le projet de loi n° 6680 tel qu’il est présenté aujourd’hui est vraiment approprié et si ses auteurs en saisissent la portée, sachant qu’il s’appliquera à tous les pays ayant une convention de double imposition avec le Luxembourg, et donc aussi aux pays ci-avant nommés.
Nous lisons à l’article 4 de la loi telle que proposée que dans certains cas, à savoir « en cas d’urgence de la demande d’échange d’informations, [en cas] de risque de compromettre le succès de l’enquête menée par l’État requérant... », ou s’il existe « d’autres raisons pertinentes établies par l’autorité compétente de l’Etat requérant... », interdiction pourra être faite au détenteur des informations de révéler l’existence de la demande d’informations à son client. Curieusement, cette interdiction ne pourra être faite que si le détenteur des informations est un établissement de crédit. Par la force des choses, le client ne pourra pas se défendre contre une telle demande d’échange d’informations, puisqu’il ne sera pas au courant de son existence. De surcroit, le projet de loi lui interdit explicitement un recours (article 7 (1) du projet de loi) contre la décision de l’administration luxembourgeoise d’exécuter une telle demande en obtention de « renseignements de toute nature » (le terme se trouve à l’ article 2 (1) du projet de loi).
Cela ne s’appliquerait qu’en cas d’urgence. Or, sauf peut-être les matière de TVA où il faut combattre une criminalité très sophistiquée (« fraude carrousel »), ou les accises, pour lesquelles les administrations fiscales ont de toute façon depuis longtemps de puissants outils de collaboration, l’on se demande bien comment il peut y avoir urgence en matière de demande d’échange d’informations puisque dans la plupart des pays, le délai d’action ou de prescription pour établir l’impôt est de plusieurs années, voire décennies, et que les banques ont une obligation d’archiver leurs informations pendant au moins dix ans. Il n’est pas plausible que le but légitime d’une demande d’échange d’informations, à savoir l’établissement de la situation fiscale d’un justiciable, soit sérieusement affecté par une procédure de recours devant une juridiction administrative. Aussi, comment peut-il y avoir « risque de compromettre le succès de l’enquête menée par l’État requérant » ? Ne suffit-il pas d’interdire la destruction de pièces et documents, ou d’interdire temporairement le retrait de dépôts et coffres-forts, et de le sanctionner pénalement ?
Nous nous doutons bien qu’à l’avenir toutes les demandes d’échange d’informations provenant de l’étranger seront « urgentes », puisque le caractère d’urgence ne sera ni vérifiable par les administrations luxembourgeoises sensées exécuter les demandes, ni contestable par le justiciable. En effet il suffira, selon le projet de loi, que la demande soit déclarée « urgente » pour qu’il n’y ait pas de recours devant le tribunal administratif. Même dans les cas où le justiciable serait autorisé à contester l’exécution de la demande d’échange d’informations devant le Tribunal administratif, (donc, quand il n’y aura pas d’« urgence ») ses moyens de défense seront à l’avenir également limités à « la régularité formelle de la décision d’injonction émise par l’administration fiscale compétente » (article 7 (1) du projet de loi), donc à très peu de choses.
L’édifice est achevé par la précision (article 7 (3) du projet de loi) que la demande d’échange d’informations originaire, donc le document provenant de l’administration fiscale étrangère, ne peut être pas communiquée à la partie visée. L’absence d’une telle communication avait déjà, dans le passé, été considérée par les tribunaux administratifs comme conduisant à une violation des droits de la défense. Jusqu’à maintenant du moins, il n’y avait pas d’exception au principe consacré par la loi du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, que la puissance publique doit communiquer les pièces sur lesquelles elle se base.
L’approche proposée par le projet de loi n° 6680 peut à l’extrême limite paraître acceptable quand la demande d’échange d’informations provient d’un État de droit et qu’il y a un contrôle judiciaire dans l’État d’origine de la demande d’échange d’informations : Au lieu de contester la décision d’exécuter la demande d’échange d’informations au Luxembourg, le justiciable contestera la demande devant les juridictions du pays d’où elle trouve son origine. Ce scénario devrait être suffisamment rare car, dans beaucoup de pays, un justiciable n’est pas informé des mesures d’enquête à son égard.
L’absence de tout recours au Luxembourg, est par contre inadmissible quand la demande d’échange d’informations provient d’un État dont les juridictions sont inexistantes, corrompues ou de façon générale, ne garantissent pas un accès à la justice efficace de ses citoyens. Or nous savons tous que le Luxembourg traite parfois avec ce genre d’États, quand certains intérêts sont en jeu.
Son avis relatif au projet de loi (document parlementaire n° 6680/02) indique que la Chambre de commerce se soucie elle aussi des droits de la défense et du respect de la vie privée, en citant l’exemple de la législation du Royaume Uni qui prévoit beaucoup plus de de garanties procédurales, notamment la nécessité d’obtenir soit l’accord du contribuable, soit celle d’un tribunal, avant que l’autorité fiscale puisse demander une information à un tiers.
Le Conseil d’État n’a à ce stade pas encore donné son avis. Espérons que le projet de loi sera encore amélioré. En effet, il ne s’agit que d’une réaction à un rapport du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales sous les auspices de l’OCDE, publié en date du 22 novembre 2013. Or, l’OECD, même si elle sait visiblement faire trembler le Luxembourg et ses dirigeants, n’est pas un organe normatif. Dans ses rapports avec la Commission européenne par exemple, le gouvernement s’est montré nettement plus combatif. On l’a vu récemment dans le cadre de la lutte contre les prétendues aides fiscales accordées à des multinationales établies au Luxembourg.