Fin juin 2008, dans la paisible ville de Bâle, le gouverneur de la Banque centrale du Luxembourg (BCL) Yves Mersch rencontre son homologue islandais David Oddsson. Selon ce dernier, l’échange aurait été plutôt froid : « I just barely said hello and something nice – beautiful weather in Basel or something to that effect – and then he just says : ,Your banking system is in serious trouble’. » Le lendemain, à une réunion d’urgence, Yves Mersch réitère ses critiques, comparant les banques islandaises à « des malades de la lèpre dont plus personne ne veut s’approcher ».
Trois mois plus tard, les banques islandaises implantées au Luxembourg allaient s’écrouler comme un château de cartes. La BCL leur avait accordé près de quatre milliards et demi d’euros d’emprunts. La majeure partie de cet argent – environ deux milliards – avait été contractée par la Landsbanki Luxembourg, bien qu’au moins depuis avril on avait commencé à sentir à la BCE qu’il y avait quelque chose de pourri dans les banques islandaises.
Aujourd’hui, six ans plus tard, la BCL a été entièrement remboursée. La liquidatrice Yvette Hamilius, chargée de dégotter tous les actifs de la Landsbanki pour rembourser ses créanciers (les salariés, les déposants, la BCL et la maison mère islandaise), se retrouve, elle, coincée dans une situation incommode. Car parmi les actifs de la banque décédée qu’elle a encaissés, certains pourraient avoir été commercialisés frauduleusement. Or en droit, générer des bénéfices grâce à un produit lié à une infraction pénale porte un vilain nom : blanchiment d’argent. Qu’il s’agisse de produits stupéfiants ou financiers, d’une pomme volée ou d’un prêt hypothécaire basé sur l’escroquerie. (Ni Yvette Hamilius ni ses avocats ont accepté de parler au Land.)
Retour en 2008 : Maintenue artificiellement en vie grâce à la perfusion financière de la BCL, Landsbanki Luxembourg se lance dans une course paniquée à la recherche de nouvelles ressources. Cette période de sursis la conduit sur les côtes de la Méditerranée. Depuis quatre ans, elle ciblait les résidents britanniques de la Costa Brava et de la Costa del Sol espagnoles, mais la bulle immobilière venait d’y éclater. La Landsbanki met donc le cap sur la Côte d’Azur et choisit Cannes pour ouvrir un bureau « très flashy, faisant une bella figura », selon l’expression d’une ancienne cliente. Le choix de Cannes n’était pas anodin : « C’est comme Miami, c’est une ville pour les éléphants ». Les commerciaux de la Landsbanki Luxembourg organisèrent des cocktails dînatoires dans des foyers d’hôtels huppés. Sur la liste des invités : de vieux expatriés retraités venus couler leurs derniers jours dans des villas le long de la côte.
Après une phase de repérage, les banquiers abordèrent les retraités et leur soumirent une offre que peu lui refusèrent. Elle s’appelle equity release loan, et environ 600 la signèrent. La Landsbanki offrait aux retraités un prêt équivalent à la valeur de leur villa. Les retraités touchaient jusqu’à trente pour cent en liquide ; quant aux 70 pour cent restants, ils étaient investis et étaient supposés générer de jolis rendements. Assez pour couvrir les intérêts du prêt et, promettaient les banquiers, produire un bonus : entre 1 000 et 2 000 euros d’argent de poche par mois. La contre-partie : une hypothèque sur les villas des retraités.
« Nous aurions dû être plus critiques. Mais le seul truc que nous avions pigé, c’était la rente », dit aujourd’hui un des anciens clients de la Landsbanki. Une autre cliente avance l’analogie médicale pour expliquer en rétrospective sa confiance aveugle : « Si un chirurgien vous conseille de vous faire opérer, vous allez le croire, non ? » Crédules ou cupides, ils signèrent un contrat dont ils affirment ne pas avoir mesuré la portée. Landsbanki Luxembourg réinjecta la majeure partie de leur argent dans des papiers de… Landsbanki et de ses filiales. Lorsqu’à l’automne 2008 la banque coule, ces beaux investissements ne valaient plus rien. Les retraités avaient échangé leur maison contre un bout de papier.
Pour raconter l’histoire de la Landsbanki deux grilles de lecture dichotomiques s’opposent. La première parabole raconte l’histoire des « victimes », menant une « bataille héroïque » contre l’injustice incarnée par la liquidatrice, « une inquisitrice », « froide, intraitable, qui se croit toute puissante » et qui prolonge « la sale besogne » d’une « banque criminelle ». La seconde voit dans les débiteurs des « spéculateurs » cupides qui ont fait un mauvais calcul. Des joueurs qui, manque de bol, ont perdu, et qui, au lieu de rembourser leurs dettes, préfèrent harceler et diffamer la liquidatrice qui, en fin de compte, ne fait que son travail.
Les retraités eux se mettent en scène comme « a bunch of oldies fighting back ». Ils ont passé d’innombrables heures à parcourir des textes de lois indigestes qu’ils ne comprenaient qu’à moitié. Ils ont envoyé de discrètes missives aux ministres, politiciens et régulateurs luxembourgeois pour tenter de les convaincre de trouver une solution informelle, à la luxembourgeoise. Puis, devant leur refus, ils se sont mis à écrire de très longs mails (bourrés d’approximations factuelles) aux journalistes. Ils ont créé une page Facebook et un site Internet. Ils ont tissé de tortueuses théories sur l’agenda secret d’Yvette Hamilius et de Jean-Claude Juncker. Bref, pendant six ans, ils ont erré à travers un univers mental kafkaïen. Ils plaident la naïveté et disent avoir eu de fausses promesses quant à la rentabilité de leur equity release, d’avoir été mal informés et dupés par la Landsbanki.
180 d’entre eux s’allieront avec Bernard Maingain, un grand ténor du barreau bruxellois, et Benjamin Bodig, un jeune avocat avec un bureau sur le boulevard Royal. Ensemble ils décident de porter le dossier devant le pénal. Parallèlement, les deux avocats font monter la sauce dans les médias : « Nous sommes peut-être médiatiques par rapport à la coutume locale luxembourgeoise, mais à dossier exceptionnel, pratiques exceptionnelles », dit Bodig. Il sait également vers quelles adresses relayer les lettres ouvertes de ses clients, notamment vers Lëtzebuerg Privat, « ce journal que tout le monde prétend ne pas lire ». Sous pression, Yvette Hamilius contre-attaque et dépose des plaintes pour diffamation contre les deux avocats et contre les 180 plaignants pour tentative de chantage, qui sont toujours en cours.
Le business des liquidateurs et des curateurs est un drôle de business. Pour les affaires touchant à la place financière, il se divise principalement entre trois avocats : Alain Rukavina (Espirito Santo et les fonds Madoff), Jacques Delvaux (Lehman Brothers) et Yvette Hamilius (BCCI et Landsbanki). Ces spécialistes de la liquidation en gros ont gravi les échelons, passant du café de village en faillite à la banque internationale en liquidation et gagnant au passage les faveurs des juges du Tribunal de commerce et de la CSSF, desquels ils dépendent pour se voir confier les bons dossiers. Travaillant sous la supervision d’un juge-commissaire, les avocats ont une très large latitude d’action. Il n’existe quasi aucun encadrement législatif de leur profession. (La directive sur le redressement et la résolution des crises bancaires adoptée par le Parlement européen en avril devrait y remédier, du moins pour les banques systémiques.)
Les liquidateurs et curateurs sont payés en points de pourcentage sur l’actif qu’ils ont réussi à prélever : un incitatif pour récolter le maximum. Pour exercer le métier, il faut avoir la peau dure : Les liquidateurs sont sans cesse confrontés à la pression des actionnaires, déposants et créanciers et à des débiteurs qui ont toujours une bonne excuse pour ne pas payer. À la longue, cela risque de créer des déformations professionnelles qui expliquent peut-être l’imperméabilité de la curatrice Hamilius aux doutes et aux injonctions de ceux qui revendiquaient le statut de victime. Pour les retraités en Méditerranée, Yvette Hamilius s’est peu à peu cristallisée en ennemie jurée et en ersatz des banquiers de la Landsbanki Luxembourg retirés de la circulation.
Dans ses interventions, elle dit ne remplir que son rôle. Et que celui-ci n’est certainement pas de plaire aux débiteurs. Elle reste sur sa doctrine énoncée en 2012 dans une interview accordée à Paperjam : « À ce jour, aucun jugement n’a estimé que Landsbanki a commis une escroquerie, un abus de confiance, une tromperie à l’égard de ces personnes. Tous les jugements mentionnent que les gens étaient avertis ». Deux ans plus tard, en mars 2014, elle a réitéré son argument face aux caméras de RTL, dans le décor de film noir de l’émission DNA : « Ces gens s’instituent en victimes, mais ce sont des gens qui ont reçu de l’argent de la Landsbanki et qui devront le rendre. » Peut-être qu’Hamilius pensait ne pas avoir d’autre choix. Car une fois une ligne d’action décidée, il devient difficile pour un liquidateur de s’en écarter, à moins de se rendre vulnérable et de s’exposer à la contestation de toutes les forces en jeu. La liquidatrice gardait donc des apparences de dame de fer. Comme le disait son avocat Rosario Grasso lors d’une conférence de presse : « Une liquidation de banque n’est pas une opération caritative ».
Reste que la liquidatrice fit une ouverture aux débiteurs : ils n’auraient qu’à rembourser la partie du prêt (25-30 pour cent) perçue en liquide. La partie investie dans des actions et obligations pourries serait effacée de l’ardoise. Certains acceptèrent, d’autres refusèrent. Car pour rembourser ne serait-ce qu’un quart du prêt, certains devront vendre leur maison. Et pour ceux qui l’avaient construite en Espagne où les prix immobiliers ont chuté de 37 pour cent en cinq ans, la valeur de leur immeuble risquera d’être insuffisante. C’est probablement cette dévaluation qui explique que la quasi totalité des 180 plaignants sont des résidents espagnols.
Le juge d’instruction Ernest Nilles avait attendu la veille de Noël. Le 24 décembre 2013 son verdict dans l’affaire Landsbanki fut publié : prescription. Les plaignants auraient déposé la plainte pour escroquerie, abus de biens sociaux et blanchiment une année trop tard, le 26 novembre 2012, alors que la banque était entrée en liquidation le 12 décembre 2008. Or, après treize mois d’enquêtes, la conclusion du juge d’instruction semblait bizarrement déphasée. Une enquête avait été ouverte à Dénia et à San Roque en Espagne, et à Paris, où le magistrat Renaud Van Ruymbeke avait personnellement reçu des dizaines de lésés de Landsbanki et où trois anciens cadres de la banque avaient été mis en examen. Le juge Ernest Nilles ne reçut aucun des plaignants, il semblait s’être contenté du minimum syndical.
Pour se prononcer sur un pan de l’affaire Madoff, le même juge d’instruction Nilles attendit le début des vacances d’été, le 9 juillet 2014. Après deux ans d’attente, l’ordonnance tenait en une demi-page et déclarait la plainte irrecevable. Reprise par le droit des sociétés, la ligne d’argumentation de Nilles est inhabituelle dans une affaire pénale : Les plaignants, des investisseurs d’une Sicav tombés victimes de Madoff, n’auraient pas subi de préjudice personnel « spécial, distinct, indépendant du préjudice social, mais un dommage subi par la société elle-même ». En bref : ils ne pourront demander des dommages-intérêts devant le pénal. Il est à craindre que cela marquera un prélude à un enterrement en douce de l’enquête de la PJ sur la filière luxembourgeoise de Madoff.
Même parmi les service providers de la place financière, on commence à s’interroger sur cette discrétion un peu voyante du pouvoir judiciaire luxembourgeois : « Ils pensent peut-être défendre les intérêts de la place financière, en ne faisant pas trop de vagues, mais sur le long terme, les conséquences seront désastreuses ». Surtout que le Luxembourg tient à s’afficher comme place financière propre, entrée de plain-pied dans l’ère nouvelle de l’après-secret-bancaire. Le « groupe des victimes » de la Landsbanki va plus loin encore. Selon eux, le pouvoir judiciaire ne penserait qu’à protéger les grandes banques, aux dépens des petits clients. Le Luxembourg serait-il un paradis judiciaire, où les peines minimes incitent à la fraude, où le crime (financier) paie ?
Lorsqu’il s’agit de la régulation de place financière, le gouvernement a toujours subi et jamais pris l’initiative. Il faudra attendre que la pression de l’OCDE devienne intolérable pour voir transposée la directive européenne sur le blanchiment (en 2004, avec trois ans de retard) et la responsabilité pénale des personnes morales (en 2010, rendant donc impossible la condamnation de Landsbanki Luxembourg en tant que telle). Depuis, la Cellule de renseignement financière de la Police judiciaire a eu un minimum de moyens, mais pas assez pour faire des recherches proactives, de croiser différents dossiers et d’en déduire des schémas récurrents. N’empêche que, le dossier Kaupthing, qui a conduit en décembre 2013 à la condamnation en première instance devant le tribunal à Reykjavik de quatre dirigeants de la banque islandaise, dont celle de l’ancien CEO de la branche luxembourgeoise à trois ans et demi de prison, avait été assemblé avec l’aide discrète du Parquet luxembourgeois. La PJ avait procédé à des dizaines d’auditions, de perquisitions et de saisies.
C’est la Cour d’appel, réputée plus courageuse dans les questions touchant à la haute finance, qui a relancé le dossier Landsbanki au Grand-Duché. Son arrêt publié du 10 juillet 2014 a remis les cartes sur la table. Sans se prononcer sur le contenu, la Cour note d’abord que « la qualité de liquidateur judiciaire ne confère aucune immunité pénale », et que « l’infraction de blanchiment est également punissable lorsque l’infraction primaire a été commise à l’étranger ». Et de conclure que le juge d’instruction « ne pouvait pas décider de ne pas instruire du chef de blanchiment ». Pour Yvette Hamilius le contexte est délicat, d’autant plus qu’elle n’a aucun moyen de contrôle sur les enquêtes en cours en France et en Espagne. Il ne lui restera qu’à attendre ce qui en sortira. Si les juges français et espagnols concluaient à des opérations illégales liées à la commercialisation des equity release, la liquidatrice pourrait être touchée par ricochet. Se poserait alors la question si elle a « sciemment » récupéré de l’argent sur des produits qu’elle soupçonnait liés à de la fraude. Mais étant donné que tous ces choix ont eu la bénédiction d’une juge commissaire, cette hypothèse paraît peu probable. Toujours est-il qu’au Parquet, ce scénario chagrine et épouvante. Le froid augmente avec la clarté ; bienvenu à l’ère de la transparence.