Juin 2022 : Pour la première fois en quatorze ans, le taux directeur repasse au-dessus de la barre des quatre pour cent. Pour la moitié des Luxembourgeois qui traîne un prêt immobilier, c’est la panique. En quelques mois, leurs mensualités augmentent de 400 euros. Ils avaient contracté leur prêt vingt ans plus tôt, durant la période des vaches grasses ; mais, entretemps, la situation économique a changé, et pas pour le meilleur. En 2019, la Dresdner et la Deutsche Bank ont outsourcé leurs activités vers Londres et Mumbai, entraînant une partie de la place financière avec elles. Le Grand-Duché coula sous une vague de licenciements. Parmi les propriétaires hautement endettés, beaucoup n’arrivent plus à joindre les deux bouts, et arrêtent de payer leurs mensualités. À la rentrée 2022, les premières maisons sont mises en vente forcée. En quelques mois, des milliers d’objets immobiliers sont jetés sur le minuscule marché luxembourgeois. Les prix s’effondrent, l’engrenage immobilier s’est mis en branle.
« Intégrer les conséquences d’une récession économique sévère mais plausible », telle avait été la recommandation de la CSSF aux banques en 2012. Les scénarios apocalyptiques resteront cantonnés dans le rayon « science fiction ». Les statisticiens n’incluent pas la possibilité d’une rupture majeure dans les tendances, d’ailleurs difficile à prévoir et à quantifier. Ils ne sont pas payés pour jouer les Cassandre et sont plus ou moins d’accord sur le constat : il n’y a pas de bulle immobilière. Le calcul est vite fait : Tant que la démographie continuera de croître, la demande restera à la hausse, et tant que la politique du logement restera ankylosée, l’offre du produit foncier inélastique restera statique. Leurs modèles empiriques se basent sur l’hypothèse d’une croissance modérée mais positive – ou plutôt : moins pire que dans le reste de l’Europe, continuant ainsi à drainer des salariés. En bref : Tant que les salaires continueront à augmenter, tout ira bien. Prendre ou accorder un prêt immobilier est un pari fait sur le futur, et n’est-ce pas là l’essence du capitalisme ?
Hausse des prix, baisse du chômage, les clients qui n’arrivent plus à rembourser leurs dettes : Les stress tests opérés par les banques sur leurs activités de crédit n’ont pas révélé de failles majeures dans la stabilité des banques. À analyser les indices sociaux, la situation des endettés immobiliers semble stable. Pour l’instant, uniquement deux pour cent des ménages (pour la plupart monoparentaux) ont des problèmes d’arriérés de paiement sur leur loyer ou leur prêt immobilier. Quant aux ventes forcées de maisons, qui ne sont pas recensées de manière systématique, elles resteraient, du moins à en croire les professionnels bancaires, immobiliers et sociaux, rares ; les banques n’étant pas trop friandes de mauvaise publicité.
Reste que la circulaire 552 de la CSSF publiée en 2012 avait été un signal d’alerte. Irritée par des banques, qui, à l’instar d’ING, faisaient ouvertement de la publicité en promettant des financements immobiliers à plus de cent pour cent (incluant les travaux de rénovation), la CSSF pria les banques de bien vouloir chercher « un rapport sain entre le montant du crédit accordé et la valeur des garanties obtenues ». (Elle nota aussi que le « financement de la promotion immobilière ne doit pas se faire sur simple notoriété du promoteur », admettant en creux que cela avait pu être le cas.) La CSSF somma les banques à veiller à ce qu’au moins vingt pour cent du capital proviennent des fonds propres du client. Un vœu qui reste en partie pieux, car les banques savent se montrer flexibles. Les banques l’admettent volontiers : Pour des ménages diplômés et à haut salaire (potentiel), il y a toujours moyen de trouver un arrangement.
La mise en garde était prudente, car la CSSF craignait que sa circulaire ne soit perçue comme ce qu’elle était sinon dans ses intentions du moins dans ses effets : un barrage contre l’accès à la propriété des « petites gens ». Si la circulaire fut accueillie comme une « orientation » par les banques, elle aurait néanmoins provoqué une « prise de conscience », assure-t-on dans les départements crédits. Entre la fin des années 1990 et la fin des années 2000, dans un contexte de concurrence exacerbée, les règles auraient été « diluées », admet un responsable crédit d’une grande banque luxembourgeoise. Le boom des crédits se révélera-t-il un jour avoir été une bombe à retardement ? Au premier signe d’un « crédit non-performing », un agent appellerait le client « fir ee klärend Ge-spréich » explique un responsable crédit : « Au plus petit pépin, nous lui faisons comprendre qu’il faut respecter le plan de remboursement et qu’il a pris un engagement vis-à-vis de la banque. » Les banquiers suivent les retards de remboursement comme le lait sur le feu.
Entretemps, les banquiers assurent avoir resserré les conditions d’octroi. Étrangement, le nombre de crédits immobiliers accordés n’a que très légèrement diminué un court moment avant de reprendre son envolée. Cette tendance fut en partie alimentée par la faiblesse des taux d’intérêts et la recherche d’un bon placement pour le patrimoine. Le phénomène du capital, qui se bouscule pour se fourrer en masse dans un secteur économique a de quoi inquiéter les régulateurs luxembourgeois, traumatisés par l’éclatement des bulles immobilières irlandaise et espagnole.
Les ménages luxembourgeois sont les plus riches d’Europe… et parmi les plus endettés. Aux deux phénomènes, il y a une raison commune, et elle est bien connue : le prix du foncier. Le patrimoine d’un ménage au Luxembourg (800 000 euros en moyenne) est constitué à plus de 80 pour cent de biens immobiliers. Trente pour cent du patrimoine brut des résidents provient d’objets immobiliers qu’ils n’habitent pas. En l’espace de quelques décennies, grâce au foncier, le Luxembourg est devenu une société de rentiers. C’est quasiment un droit de naissance : Il suffit d’avoir hérité de quelque aïeul qui a habité au Grand-Duché pour avoir vu son patrimoine croître à la vitesse grand V.
Les perdants de cet enrichissement ont été ceux qui sont arrivés sur le tard : les jeunes et les immigrés. D’après le Statec, pour les 39 pour cent de résidents qui ont contracté un prêt immobilier – la moyenne dans la zone euro est de 23 pour cent –, la dette moyenne s’établit à 190 000 euros. Le temps de remboursement avoisine désormais les trente ans, voire, dans quelques cas, les quarante ans. « C’est franchement un peu idiot de devoir payer des intérêts pendant tellement longtemps, avoue un banquier. Sur un prêt d’un demi-million d’euros, vous finirez par payer 250 000 euros en intérêts. Pendant combien d’années allez-vous rembourser que les intérêts ? C’est la question que les clients devraient se poser. »
Ramené aux salaires, seuls les Espagnols, les Portugais et les Chypriotes déboursent plus. Le résident luxembourgeois paie un ratio salaire brut/service de la dette de 16,3 pour cent. Mais qu’exprime cette médiane? En fait, pas grand chose. Elle cache plus qu’elle ne révèle. L’abîme qui sépare les dix pour cent les plus pauvres des dix pour cent les plus riches est profond. Les premiers dépensent 31 pour cent de leur revenu en coûts du logement, les seconds neuf pour cent. Les uns doivent se débrouiller avec un « reste à vivre » de 1 287 euros, alors qu’aux autres il reste 9 457 euros à débourser. Au Luxembourg, conclut le Statec, les coûts du logement « sont donc aussi un facteur d’inégalités entre les ménages ».
En 2013, la BCL mettait en garde contre un « risque de surendettement » pour les ménages propriétaires qui naviguent avec une marge de manœuvre financière réduite : « En cas de détérioration de leur situation financière, certains de ces ménages pourraient avoir des difficultés à rembourser leur dette. » Quant aux jeunes, pour leur accorder un crédit – souvent le deuxième après le prêt étudiant –,les banques spéculent sur une solide progression de la carrière et du salaire. Or la BCL met en garde contre « des chocs économiques défavorables (qui) peuvent les conduire à des situations d’insolvabilité ». L’indice à surveiller ? La courbe de chômage, répond la BCL. Elle est actuellement à 7,3 pour cent.
Les banques disent simuler des mensualités avec des taux de cinq à six pour cent, pour tester si le service de la dette restera en dessous des 33 pour cent du salaire, et déterminer si leur client sera toujours solvable d’ici vingt ou trente ans. Or le péril principal ne sera pas tant un rehaussement (quasi inévitable) du taux variable, mais une éventuelle dégradation de la situation sociale. Et celle-ci sera difficilement prévisible.
Pour les endettés, ces derniers mois ont été tout bénef. D’après la BCE, la politique monétaire et les taux d’intérêt faibles auraient conduit à de « larges réductions du fardeau de la dette, en particulier pour les ménages désavantagés, peu liquides ou à revenu faible », du moins dans les pays comme le Luxembourg où prévalent les prêts à taux variable. Afin de comprendre le pourquoi du comment, il faut se pencher sur l’institution luxembourgeoise qu’est le taux variable. En gros il y a deux formes de crédit : le taux fixe et le taux variable. Le premier, comme son nom l’indique, n’est pas soumis aux fluctuations, mais reste stable sur la période du prêt. Ainsi, celui qui, en juin 2004, a souscrit un prêt à taux fixe paie aujourd’hui le même taux qu’il y a dix ans : 3,5 pour cent. Quant au taux variable, il monte et chute en fonction de l’évolution du taux directeur. Entre 2004 et fin 2008, il oscillait entre 3,5 et 5 pour cent, pour basculer à partir de 2009 dans les alentours de deux pour cent.
Or ces quelques points d’écarts sur la courbe se traduisent concrètement par un allégement des mensualités de quelques centaines d’euros. Même si, sur le long terme, l’inflation, qui accompagnait les hauts taux d’intérêt de l’avant-2008, grignotait sur le prêt, à court terme, un ménage a tout intérêt à ce que les taux baissent. Une chute peut faire passer ses mensualités de 1 300 à 1 000 euros en quelques mois. Or si le taux grimpe, les mensualités suivront. Le cercle vertueux peut donc promptement se retourner en cercle vicieux. Et alors que tout le monde parle tout le temps de l’index, et ceci depuis des décennies, ce sont surtout les variations de taux d’emprunt qui font et défont le pouvoir d’achat au Grand-Duché.
Avec 85 pour cent, le Luxembourg est, d’après une étude de la BCE, un des pays européens avec la plus grande part de crédits à taux variable en Europe (en France, ils ne sont que treize pour cent à avoir contracté un taux variable). Et, au Luxembourg, le taux variable… est absolument variable, sans plafonnement aucun vers le haut. Combiné à des prêts courant sur trente ans, c’est un cocktail explosif. Chaque hausse des taux risquera de se répercuter de plein fouet sur les mensualités. Au début de cette année, la Chambre des salariés avait estimé que « le véritable danger n’est pas lié au niveau d’endettement en soi, mais il provient de la politique d’octroi de crédit bancaire qui favorise les taux variables non plafonnés – donc non sécurisés sur le long terme. »
Si on interroge les responsables crédit sur la prévalence du crédit variable, ils évoquent une coutume « culturelle » qui se serait muée en réflexe national : In taux variable we trust. En fait, l’hégémonie du taux variable doit beaucoup aux habitudes des agents des filiales et à la politique de crédit des banques, peu enclins de développer un créneau qu’ils connaissent peu et qu’ils estimaient trop risqué. Le modèle du taux variable plafonné n’a jamais vraiment pris au Luxembourg, et les banques n’encouragent guère le recours aux taux fixes, certaines refusant même d’en accorder. Les obstacles sont aussi structurels : Si le débiteur hérite ou divorce et veut racheter sa dette, il aura intérêt à ne pas l’avoir contractée en taux fixe, car les pénalités de sortie qui l’attendront s’avéreront pharamineuses (En France, le client est protégé de pénalités dépassant un certain seuil). « Faites comme les autres, pensez à votre héritage, prenez un taux variable », tel reste le message véhiculé dans de nombreuses agences. Mais, alors que les clients demandent de plus en plus de crédits à taux fixe (pour se prémunir d’une hausse des taux dans quelques années), les banques se mettent à contrecœur à suivre le mouvement et commencent timidement à proposer des prêts remboursables moitié taux fixe, moitié taux variable.
Un autre casse-tête pour les banques est la répercussion des baisses du taux directeur sur les crédits et les dépôts de leur clientèle. Certains responsables crédit évoquent « un trade-off » entre les intérêts des débiteurs et des déposants. Si les premiers veulent voir les baisses appliquées au plus vite et, si possible, intégralement, les seconds seront peu contents de voir leurs dépôts se décomposer à 0,15 pour cent. Or une baisse des taux s’appliquera simultanément aux dépôts et aux crédits : il y aura donc forcément des gagnants et des perdants. Et comme les grandes banques luxembourgeoises sont deposit-driven, les intérêts des déposants majoritaires priment sur ceux des débiteurs minoritaires. Ainsi, les deux dernières baisses du taux directeur de la BCE n’ont pas encore été répercutées. Reste que, lorsqu’il s’agit de hausser des taux, les banques montrent plus de zèle.
La vitesse de l’adaptation du taux directeur sur les crédits n’est donc pas un automatisme, et ni la BCL, ni la CSSF, ni l’Union des consommateurs ne la mesurent. Légalement, les banques ne sont obligées en rien : le taux d’intérêt est négociable entre les deux parties, tout comme le sont les modalités de son adaptation. Si le contrat n’en fait pas mention, c’est à la banque de décider. Cela s’appelle la liberté contractuelle. Ou, autrement exprimé, la vitesse et la partie d’une réduction du taux sur un crédit dépend du pouvoir de négociation du débiteur. Et le pouvoir de négociation dépend de l’accès à des informations indépendantes, car pour prendre un crédit mieux vaut ne pas être crédule.