Tout dépendra, bien sûr, du sort que le gouvernement qui sortira du scrutin du 20 octobre prochain réservera au projet de loi devant doter la place financière de Luxembourg d’un nouvel instrument de gestion patrimoniale et dont pourrait aussi dépendre la survie de l’industrie de la gestion privée dans un environnement post-secret bancaire de 2015 (du moins pour les non-résidents). « Avec la fondation patrimoniale luxembourgeoise, qui sera un sérieux concurrent aux fondations néerlandaises ou belges, nous espérons pouvoir retenir dans les banques luxembourgeoises une clientèle haut de gamme », explique un opérateur du secteur financier. Ce qui est bien la démonstration que les banques privées sont aux abois et cherchent les moyens de retenir les déposants étrangers tentés de relocaliser chez eux leurs avoirs depuis que le gouvernement luxembourgeois s’est engagé à passer à l’échange automatique d’informations fiscales, alors qu’actuellement, les autorités se contentent d’un échange sur demande.
Quelle que soit sa composition, la future majorité au pouvoir pourra difficilement se passer d’un débat sur l’avenir du centre financier qui assure encore près de la moitié des ressources de l’État. Pour autant, le texte déposé le 9 juillet dernier à la Chambre des députés, juste après avoir été adopté par le Conseil de gouvernement – non sans quelques grincements de dents d’ailleurs –, par le ministre CSV des Finances Luc Frieden, ne va pas sans poser des questions de principe plutôt sensibles sur le plan politique. Dans la mesure où le régime de la fondation patrimoniale, à travers des mécanismes fiscaux avantageux et de sérieux écarts à la filiation napoléonienne du droit civil luxembourgeois qui flirte de plus en plus avec le droit anglo-saxon, vise, mais sans le dire trop fort, à attirer des « exilés fiscaux » au grand-duché. Mais des exilés plus présentables que ceux qui ont fondé en partie la prospérité du Luxembourg. Ils sont surtout plus riches et donnent meilleure conscience aux banques que les « petits » clients. Aussi, le projet de loi ménage-t-il les standards internationaux de transparence et de gouvernance, notamment ceux qui ont été posés par le Groupe d’action contre le blanchiment et le financement du terrorisme (Gafi), du moins il les contourne partiellement. Vu sous cet angle, le projet de loi pourrait être repris à son compte par le nouveau pouvoir, quelle que soit sa coloration politique. C’est aussi une question de survie pour l’industrie du private banking : les opérateurs du secteur financier croisent les doigts pour que d’abord la fondation patrimoniale soit votée dans les meilleurs délais par la Chambre des députés, et si possible sans trop dénaturer le projet de loi, et qu’ensuite les clients des banques l’adoptent et conservent ainsi leurs avoirs au Luxembourg, alors qu’ils sont de plus en plus tentés de les rapatrier soit dans leurs pays d’origine, soit dans des juridictions plus exotiques, comme Dubaï par exemple, moins regardantes sur la provenance et la nature de l’argent. Mais il ne s’agit pas seulement de conserver le fonds de commerce. La Place cherche aussi à se renouveler et à attirer du nouveau business, plus sophistiqué et offrant une bonne valeur-ajoutée en termes de rentabilité. La clientèle des high net worth individuals serait très demandeuse de ce type de solution afin de « sécuriser » son patrimoine. À l’heure actuelle, faute d’offre dans la législation grand-ducale, les banques de la Place sont obligées de proposer du produit « made in Belgium » ou des fondations néerlandaises. Il s’agit d’ailleurs, côté clients, plutôt de gens âgés, soucieux de mettre à l’abri leur patrimoine et le fruit d’une vie de labeur, de conserver intacte leur entreprise contre un risque de la voir se désagréger et partir en pièces après leur disparition, en raison de querelles entre héritiers ou à cause d’une OPA hostile.
L’histoire retiendra, si le projet de loi devait être adopté, que celui qui a été à l’origine de la fondation patrimoniale luxembourgeoise et y a travaillé pendant des années, en a eu l’idée parce que son propre père, salarié d’une firme aéronautique, avait vu son emploi détruit et l’entreprise vendue en pièces détachées à la mort de son fondateur suite à des désaccords entre ses héritiers. La fondation patrimoniale luxembourgeoise a précisément été conçue pour protéger les patrimoines et les entreprises familiales, mais plutôt dans une optique transfrontalière : un produit paneuropéen passant sans anicroches les frontières européennes. « C’est notre atout au Luxembourg, plus l’Europe se montre protectionniste, plus, nous, nous proposons des solutions transfrontalières », explique un des architectes du projet de loi. Une ligne que les opérateurs du secteur financier luxembourgeois ont toujours suivie et qui, jusqu’à présent, leur a plutôt réussi.
L’invention des fondations patrimoniales fut un casse-tête chinois sur le plan du droit civil en raison de la filiation du Luxembourg au code Napoléon, qui rend par exemple quasi impossible en France de lancer des fondations sur le modèle du trust anglo-saxon. La difficulté pour le grand-duché, qui n’avait pas eu trop d’états d’âme jusqu’alors à accommoder le code civil à des produits financiers largement inspirés par ce que font les Britanniques, venait surtout des implications que le régime des fondations patrimoniales pourrait impliquer pour ses résidents luxembourgeois et les montages abusifs qu’ils seraient tentés de faire pour échapper à l’impôt. On le voit d’ailleurs très bien avec l’usage qui est fait actuellement des fondations à visées philanthropiques. Les fondations patrimoniales n’ont d’ailleurs rien à voir avec ce type de fondations d’utilité publique qui, elles, sont soumises à un agrément ministériel. Les premières sont des structures de type « orpheline », c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’actionnaires – dans un but évident de protection du patrimoine contre des risques de dissensions entre héritiers. Pour des raison de pragmatisme, les fondations patrimoniales disposent toutefois de la personnalité juridique. Leur contrôle, si tant est qu’il sera exercé et qu’elle s’en donnera les moyens, dépendra de l’Administration des contributions directes. Et si la fondation pourra être hébergée chez un domiciliataire et donc se réduire au strict nécessaire en termes d’infrastructures, son siège sera obligatoirement situé au Luxembourg et tous les documents y seront physiquement entreposés. Ce sera bon, en cas de succès du produit auprès des vieux clients fortunés, pour que les prix de l’immobilier d’entreprises ne s’écroulent pas après les restructurations post-2015 attendues sur la Place financière. Preuve aussi que les grandes firmes d’audit ont eu leur mot à dire dans la confection du projet de loi, la présence d’un réviseur d’entreprises sera requise pour le contrôle des comptes à partir d’un certain montant de patrimoine et pour leur constitution, un acte devant notaire sera également obligatoire. Pour les autorités, c’est un gage de sérieux et de qualité.
Le produit ne s’adressera pas à n’importe qui, puisque le ticket d’entrée minimum a été fixé à 50 000 euros pour créer sa fondation patrimoniale qui vise donc le très haut de gamme. Le secret bancaire n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot au Luxembourg. Ainsi, les banquiers misent-ils encore sur l’argument de la protection de la sphère privée pour séduire le chaland. « Afin de garantir la confidentialité de ce type de véhicule, explique la firme PWC dans une de ses publications, il est prévu que la fondation fasse l’objet d’une publication par extrait au Memorial C et au Registre de commerce et des sociétés sans mentionner l’identité du fondateur et des bénéficiaires, mais tout en respectant les prescriptions du Gafi ». Les règles du Gafi, édictées en 2012 dans le cadre de la lutte contre le blanchiment (y compris celui lié à la fraude fiscale), laissaient le choix entre deux options : soit la publication des noms des futurs bénéficiaires au registre des sociétés, soit l’obligation de garder tous les documents relatifs à leur identité au siège de la fondation, de manière à les rendre accessibles sur simple demande des administrations (le fisc, par exemple) ou de la justice (entre autres, la Cellule de renseignement financier du Parquet). Le Luxembourg a donc pris la solution qui fait la démonstration, aux yeux des clients de la Place financière, de l’attachement qu’il accorde encore à la discrétion dans les affaires. Il y aura également des dérogations en matière de comptabilité annuelle : pas question de rendre publicque l’étendue du patrimoine « protégé » dans la fondation. Les bilans ne seront pas disponibles à la consultation au RCS. « Il s’agit de combiner la transparence avec la confidentialité traditionnellement offerte au Luxembourg », insiste un opérateur de la Place.
Les autorités n’ont pas non plus fait exception à une autre marque de fabrique grand-ducale, celle qui revendique la flexibilité : les fondations seront un peu des fourres-tout, ce qui relativise d’ailleurs l’argument selon lequel elles serviront avant tout à protéger une entreprise familiale contre la désagrégation après la mort de son fondateur ou un rachat hostile. PWC explique dans son Flash News du 5 août dernier qu’on pourra presque tout mettre dans le pot : bien meuble ou immeuble, corporel ou incorporel, être souscripteur ou bénéficiaire de contrats d’assurance, fondateur ou bénéficiaire de fondations patrimoniales privées ou publiques ou de trusts, voire détenir des participations dans une société (en l’absence d’immixtion dans la gestion de ladite société) ». « Il faut noter, poursuit la firme d’audit, que le législateur a néanmoins voulu que cet instrument ne soit pas utilisé de manière abusive et a prévu certains garde-fous ». Comme l’obligation de recourir à un réviseur d’entreprises agréé pour les fondations dotées de plus de 200 000 euros de patrimoine et une comptabilité « obligatoirement tenue ». Dieu merci.
Le traitement fiscal des fondations patrimoniales est également un point sensible politiquement, bien que depuis l’adoption, sans trop de résistance, de la directive sur la gestion de fonds alternatifs et l’ajout de dispositions fiscales très avantageuses (rabais de 75 pour cent d’impôts), cette question ne devrait plus être un gros tabou, ni pour le Parti ouvrier socialiste, ni pour les Verts, et encore moins pour les Libéraux. Sans rentrer dans les détails techniques, si une fondation a été conçue comme un véhicule « pleinement imposable à l’impôt sur le revenu », la règle est là encore assortie d’exceptions : les revenus de capitaux mobiliers comme les intérêts de créance et les dividendes, ainsi que les plus-values de cession de participations, ne constituent pas des revenus imposables. Pour le reste, les allocations « de toute nature », les versements ou avantages en nature seront seulement imposés à la moitié du taux de l’IRC, c’est-à-dire vingt pour cent dans l’hypothèse du taux marginal maximal. Les fondations échapperont aussi à l’impôt sur la fortune, « pour ne pas faire de discrimination avec les personnes physiques », dixit PWC.
Sur le plan de la fiscalité indirecte, les dotations lors de la constitution de la fondation ou ultérieures seront soumises à un droit fixe d’enregistrement, mais pas de droit d’entrée comme en Belgique par exemple. Les règles des donations du vivant et de succession s’appliqueront : de zéro à 40 pour cent en fonction du lien de parenté. Comme le souligne PWC, l’une des grandes innovations du projet de loi est l’introduction du principe du « set up » autorisant une personne physique non résidente établissant son domicile fiscal au Luxembourg de « réévaluer le prix d’acquisition des titres au jour du transfert de sa résidence fiscale ». Un régime de faveur qui concernera, entre autres, les participations importantes au sens de l’article 100 de la loi sur l’impôt sur le revenu. Manière de dire bienvenue à tous les Bernard Arnault d’Europe. La firme d’audit se dit presque « étonnée » de cette disposition, qui est un magnifique cadeau fiscal fait aux riches. Reste à savoir si le nouveau gouvernement tiendra cette ligne qui, pour « surprenante » qu’elle soit, n’en était pas moins attendue. Ce sera peut-être le prix à payer pour préserver au Luxembourg ce qui reste de la gestion privée.