Non, assurément, on ne pourra plus dire que les juges luxembourgeois servent davantage les intérêts de la Place financière qu’ils ne défendent la veuve et l’orphelin. Pour la première fois depuis que la loi sur les gages a été introduite en 2005 au Luxembourg, un tribunal a interprété le texte. Et pas dans le sens attendu par les exégètes du droit financier : on prenait pour acquis que des biens gagés ne pouvaient en aucun cas faire l’objet d’une annulation au grand-duché, parce que le texte était muet à ce sujet. On prenait presque pour de l’argent comptant la thèse selon laquelle celui qui osait contester la pertinence, la légalité ou le bien-fondé de la réalisation de biens gagés pouvait tout au plus obtenir des dommages et intérêts. Ça arrangeait bien les banquiers. C’est donc sur ces quasi-certitudes que des montages ont été réalisés par des établissements de crédit avec l’aide d’avocats d’affaires et qui, assurait-on, ne pouvaient plus être remis en cause. Or, comme s’ils avaient mangé de la vache enragée, trois juges de la XVe chambre (tribunal de commerce) ont fait sauter ces convictions, le 10 juillet dernier, dans une affaire opposant la société Pillar Securisation sàrl, la bad bank issue du sauvetage en 2009 de Kaupthing Bank (devenue depuis lors Banque Havilland) et R Capital sàrl, la société ayant racheté le fonds d’investissement immobilier Immo-Croissance. Avant que son propriétaire ne s’en fasse « déposseder » par la banque dans des circonstances que les juges ont qualifiées de « frauduleuses ». C’est bien pour ça que les gages sur Immo-Croissance ont été annulés, après cinq ans de procédure. Et les cadavres sortent du placard.
Les magistrats ont même condamné Pillar à 15 000 euros de dommages et intérêts. Et, cerise sur le gâteau, pour ajouter encore de la dramaturgie à l’affaire et en accentuer sa gravité, Pillar a été astreinte à payer 10 000 euros par jour de pénalité, avec un plafond de 13 millions d’euros – somme dont elle ne semble d’ailleurs pas disposer – en cas de non-exécution de la sentence. L’envergure de ces astreintes ont là aussi quelque chose de tout à fait exceptionnel au Luxembourg. Signe que le monde a changé et que les affaires se sont normalisées ? Et que les droits des victimes d’affaires financières sont enfin mieux reconnus. Il y aura probablement appel de cette décision « très contestable », « aberrante » et « totalement déconnectée du contexte de l’époque », fait-on savoir de source proche du dossier. Comme les États belge et luxembourgeois ont mis la main au portefeuille (avec des aides cumulées de plus de 300 millions d’euros) et qu’Immo-Croissance était le principal avoir de la bad bank, on s’imagine le malaise que les juges ont créé sur la Place, qui s’accroche maintenant à l’espoir que la Cour d’appel se ravise et « retrouve raison ».
Il faut raconter les histoires parallèles de Kaupthing et sa branche d’actifs « pourris », Pillar Securisation, celle du fonds Immo-Croissance (lire aussi l’encadré), qui fut un des fleurons de l’immobilier d’entreprises dans les années 1990 et 2000. Et faire au passage une mention spéciale pour les acteurs de ce drame personnel. Un investisseur italien, qui avait cherché à établir son quartier général à Luxembourg et pensait avoir réalisé un bon plan en rachetant Immo-Croissance, via R Capital, y a presque perdu sa chemise. Trois affaires qui ne contribueront sans doute pas à redorer la réputation du Luxembourg.
Pour planter le décor, il y a d’abord la banque Kaupthing Luxembourg, qui, après le naufrage du système financier islandais, est placée en sursis de paiement, le 9 octobre 2008, par le tribunal de commerce luxembourgeois. Deux administrateurs provisoires sont nommés sur décision des juges : l’avocat Franz Fayot, de l’étude Elvinger, Hoss & Prussen (EHP) et le cabinet PWC. Leur mission : sauver la banque de la faillite et lui trouver un repreneur. Ce sera fait à l’été 2009 et après plusieurs mois de négociations difficiles avec les créanciers et les réticences du Tribunal de commerce (en première instance, les juges refuseront de valider le plan de sauvetage). La famille britannique Rowland, via son groupe Blackfish Capital, reprit Kaupthing qu’elle rebaptisa Banque Havilland. La Place n’aurait pas pu se payer une nouvelle faillite, après celle de Landsbanki et les déboires de Glitnir.
Pour la rendre « achetable » et le plan de sauvetage crédible, les actifs pourris de Kaupthing ont été cantonnés dans une structure à part. Immo-Croissance, transformé en fonds d’investissement spécialisé (FIS), après avoir longtemps été ouvert à des investisseurs « ordinaires », y sera donc logé. Le fonds fut racheté en 2007 à l’issue d’une OPA lancée par BG Real Estate Europe, filiale de la société islandaise Baugur Group, lui-même lié à Kaupthing. En juin 2007, la banque accorde un prêt de 122 millions d’euros à BG, mais sans aucune garantie, ce qui était alors une pratique courrante des banques islandaises et causa d’ailleurs leur perte. BG cèda par la suite ses actions d’Immo-Croissance à deux entités de Kaupthing, avant qu’une fusion intervienne entre les deux structures. Le montage fut diablement subtil : « Suite à cette fusion, résument les juges, la société Immo-Croissance se retrouvait donc débitrice du prêt qui avait servi à financer l’acquisition de ses propres actions ». Problème : à l’échéance du prêt le 31 octobre 2008, le fonds est dans l’incapacité de le rembourser, alors que quelques jours plus tôt, le 9 octobre, Kaupthing fut placé en sursis de paiement. Pour améliorer la qualité de ses avoirs, la banque cherche dare-dare un repreneur pour Immo-Croissance. Le sort tombera sur notre investisseur italien et sa société R Capital pour un prix de cession de 5,5 millions d’euros, assorti de conditions drastiques. Le contrat de cession prévoit un refinancement du premier prêt par Kaupthing. Ça fait partie du package. Le 19 décembre 2008, la banque conclue un prêt de 123 millions avec Immo-Croissance, mais s’entoure cette fois de garanties réelles et de sûretés sur des biens immobiliers, avec la constitution d’hypothèques sur le patrimoine de l’investisseur italien. Il n’y aura pas de nouvelle sortie de fonds pour Kaupthing, ce prêt servant à refinancer le précédent (sans garanties, lui). La bonne affaire donc pour une banque en mal de liquidités.
Des discussions seront entamées sur les conditions des apports en nature et la mise de fonds, mais elles traîneront en longueur. La banque, de façon plutôt surprenante, et après avoir accepté le 3 février 2009 à 16h22 la mise à disposition de fonds (avec effet rétroactif au 30 janvier), alors que les conditions du prêts n’étaient pas encore remplies, se rétracta brûtalement 50 minutes plus tard, c’est-à-dire à 17h10, et entama dès le lendemain des poursuites contre R Capital, lancant des saisies arrêts dans plusieurs banques luxembourgeoises pour réaliser les gages mis en garantie. Kaupthing réclama donc la garantie de première demande d’un montant de 35 millions d’euros. Une mise en scène orchestrée dès le départ pour « pigeonner » l’acheteur ? Son avocat en est persuadé, mais du côté de Pillar, on renvoie la balle à l’investisseur italien, arguant qu’il avait manqué à tous ses engagements. Dans la procédure, la banque conteste d’ailleurs avoir commis la moindre faute, son avocat Pierre Elvinger, de l’étude EHP, allant même jusqu’à soutenir dans ses conclusions que R Capital avait pris le contrôle d’Immo-Croissance sans débourser le moindre euro. « Pure allégation », lui ont rétorqué les juges, en rappelant la mise de fonds de 5,5 millions, ainsi que les garanties apportées – et surtout réalisées –, alors que la banque n’en avait aucune auparavant. Les magistrats insistent également sur cet aveu de Pierre Elvinger selon lequel Kaupthing « ne pouvait pas attendre une éternité pour agir et pour sécuriser la plus importante exposition crédit dont dépendait le succès de sa restructuration et donc sa survie ». De l’avis des juges, ça sentait le piège.
Du point de vue de R Capital, c’est une fraude et l’appel à garantie que fit la banque à la vitesse de l’éclair un « abus », tout comme l’est la rupture de la convention de prêt. Le tribunal a suivi : « La banque, écrit-il, a en quelque sorte elle-même créé un cas de défaut afin de pouvoir profiter des garanties, ce que démontre la résiliation opérée si peu de temps après la confirmation de la mise à disposition des fonds ». Les juges considèrent que « la manière d’agir de la banque est contraire aux obligations de bonne foi et de loyauté que chaque cocontractant se doit de respecter ». Pour eux, la « mauvaise foi du créancier» paralyse les droits qu’il tient du contrat. Ils ont donc sorti le sifflet : la banque, « malveillante », s’est servie de la garantie comme d’un « instrument de spoliation », affirment-ils. Du coup, les saisies sur le patrimoine et les comptes en banque de R Capital, ayant été pratiquées sur base d’une « garantie frauduleusement appelée, sont à annuler et leur mainlevée est à ordonner ». Contre toute attente et contrairement à la doctrine de la Place, le tribunal a tranché dans le vif : la loi du 5 août 2005 sur les gages « ne fait pas obstacle, sous peine d’ôter au créancier gagiste tout recours, à ce que le juge du fond, après avoir constaté une fraude manifeste, ordonne la restitution des biens dont l’appropriation s’est révélée abusive ».
Pillar Securisation devra donc rendre à César ce qui lui appartient et si la société est en défaut de le faire, c’est sans doute devant les juridictions pénales que les protagonistes de l’affaire pourraient s’expliquer. Il s’agit donc de restituer les actions d’Immo-Croissance dans l’état pristin où R Capital les détenait avant la « fraude ». La banque, note le jugement, ne conteste pas être toujours en possession des actions. Or, c’est à moitié vrai. Deux des fleurons du patrimoine du fonds immobilier ont changé de main et leur restitution risque de poser de sérieux problèmes. Il s’agit d’abord de Immo-Croissance Villa Churchill, un immeuble situé place Churchill, qui avait été valorisé à plus de six millions d’euros avant l’affaire. Selon les documents officiels, cette société a vendue et fusionnée avec Conimar, une société dans laquelle on trouve trois associés de l’étude EHP. La villa a-t-elle été vendue avec une décote ? Y-avait-il d’autres acheteurs en lice ? Le cabinet d’avocat, dont un des associés, Franz Fayot, d’ailleurs candidat du LSAP pour les législatives anticipées du 20 octobre, était intervenu dans le sursis de paiement de Kaupthing, n’avait-il pas un conflit d’intérêt en permettant à son étude de mettre la main sur une partie (et plutôt le beau morceau) du patrimoine d’Immo-Croissance ? Le second joyau du portefeuille était l’immeuble Arsenal situé boulevard Royal. Le bâtiment était destiné à la démolition. R Capital avait à l’époque entamé les négociations avec la Banque de Luxembourg pour la vente du terrain sur la base d’un prix de 46,5 millions d’euros. Le projet Arsenal sera finalement vendu à BDL par acte notarié du 11 août 2009 pour un montant de 36 millions. Un des avocats de R Capital signale au passage que des associés du cabinet EHP siégeaient également dans le conseil d’administration de la banque au moment de la vente du projet Arsenal. « Le dernier mot n’a pas encore été dit », fait-on savoir du côté de la banque.
Droit de réponse
Conforme au marché immobilier de l’époque
Dans une manchette en gras ornant la deuxième colonne de l’article de Madame Poujol intitulé « Rapt sur Immo-Croissance » paru dans l’édition du 26 juillet 2013 du Land, celle-ci affirme que « Kaupthing devra restituer les actions d’Immo-Croissance qui ont été « spoliées ». Problème : deux joyaux du patrimoine ont été vendus à bas prix. La villa Churchill à l’étude EHP et le projet Arsenal à la Banque de Luxembourg ».
Madame Poujol s’interroge sur les conditions de la vente d’immeubles par Immo-Croissance SICAV-SIF. L’article insinue que l’un des associés du cabinet Elvinger Hoss & Prussen (« EHP »), Me Franz Fayot, nommé administrateur judiciaire dans le cadre du sursis de paiement de Kaupthing, se serait trouvé en situation de conflit d’intérêt. EHP aurait ainsi bénéficié d’un traitement de faveur lui permettant d’acquérir un de ces immeubles à des conditions avantageuses. Face à une présentation incomplète des faits et aux insinuations auxquelles elle donne lieu, EHP est amené à apporter certaines précisions quant aux conditions de l’acquisition de cet immeuble.
1) L’acquisition de l’immeuble, coin Boulevard Grande-Duchesse Charlotte/Place Churchill par des associés de EHP fut réalisée entre avril 2010 et juin 2010, à une époque où le régime d’administration judiciaire auquel était soumis Kaupthing Bank Luxembourg, l’actionnaire d’Immo-Croissance, était terminé depuis 8 mois. Dès le 10 juillet 2009, date de la fin du mandat d’administrateur judicaire de Me Franz Fayot, ce dernier n’avait plus aucune fonction ni responsabilité dans Banque Havilland S.A. ou dans Pillar Securitisation S.à r.l. (« Pillar »), les deux entités issues de la scission de Kaupthing Bank Luxembourg. Il ne pouvait donc y avoir prise d’influence de sa part.
2) Le vendeur ne fut pas la société Pillar mais sa filiale Immo-Croissance SICAV-SIF, un fonds d’investissement spécialisé réglementé par la loi du 13 février 2007. Conformément aux documents constitutifs d’Immo-Croissance, les immeubles vendus ont dû faire l’objet d’une évaluation par un expert évaluateur externe indépendant. Par ailleurs, les conditions de la vente, dont au premier chef bien évidemment le prix, ont été approuvées par le comité des créanciers de Pillar, le propriétaire d’Immo-Croissance. Ce comité des créanciers est composé des représentants de l’État luxembourgeois, de l’Association de Garantie des Dépôts Luxembourgeoise (AGDL) et des créanciers bancaires de l’ancienne Kaupthing. Du seul fait de ce processus, les immeubles d’Immo-Croissance SICAV-SIF n’ont pu être vendus qu’à un prix absolument conforme au marché immobilier de l’époque. » Elvinger, Hoss & Prussen