Par sa conférence de presse de février 2016 demandant une réforme de la Caisse nationale de santé (CNS), l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) a, semble-t-il, été la première à se lancer dans le large mouvement de réflexion sur notre système de sécurité sociale qui accompagne maintenant la campagne électorale pour les législatives d’octobre. Il est désormais temps pour l’UEL d’actualiser sa propre réflexion suite à l’évolution du cadre législatif et aux développements des positions de bon nombre de parties prenantes.
L’UEL avait ainsi, en synthèse, proposé de réformer la CNS en laissant les employeurs prendre en charge la totalité du risque lié aux absences de leurs salariés et qui donnent lieu à des prestations en espèces. En contrepartie, les employeurs seraient déchargés du risque des prestations en nature, c’est-à-dire les dépenses liées directement aux soins donnés à ces mêmes salariés. Quoiqu’en disent ses détracteurs, cette proposition était logiquement structurée et faisait du sens, surtout si l’on se rappelle que la première solution, tout mettre dans un seul pot, n’avait pas été retenue lors de la mise en place du statut unique et avait abouti à la création de la Mutualité des employeurs. L’UEL n’a fait que demander à aller jusqu’au bout de la logique retenue alors. Il est un fait que nous n’avons pas été entendus et puisque nous sommes retenus en otage dans le système, autant faire contre mauvaise fortune bon gré et tenter d’améliorer le système en attendant des temps meilleurs.
Contrairement aux commentaires polémiques de certains, l’UEL ne cherchait absolument pas à se désolidariser ni à se désintéresser de la santé des salariés de ses entreprises. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que les premières mutuelles de santé ont vu le jour dans les entreprises, avant d’être reprises et étendues par les États ? Les entreprises ont en effet un intérêt bien compris à ce que leurs salariés soient en bonne santé et c’est un élément important de leur responsabilité sociale. Pour cela il faut deux choses. La première est que les conditions de travail mêmes ne soient pas nuisibles à la santé des salariés. Cela comprend bien évidemment le respect total des normes de sécurité et d’hygiène, mais également aujourd’hui des méthodes de management qui ne créent pas de stress psychologique néfaste, voire qui empêchent la survenance d’un tel stress produit par certains salariés aux dépens d’autres (les fameux risques psychosociaux).
La deuxième est que les salariés qui tombent malgré tout malades (que ce soit lié à l’entreprise ou non) soient soignés au mieux et puissent reprendre leur poste dans les meilleurs délais. Ainsi, contrairement à ce que l’Association des médecins et médecins-dentistes (AMMD) ose affirmer, aucun représentant patronal au sein de la CNS (et encore moins les représentants des assurés-salariés ou les représentants de l’État) n’a de vision purement financière de la gestion de la santé et ne fait passer le budget avant le patient1, bien au contraire comme le prouvent les statistiques du rapport Panorama de la Santé 2017 publié par l’OCDE sur le système en place2.
Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une situation assez paradoxale. Les bons chiffres publiés ces dernières années par la CNS sont simultanément une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne bien évidemment, car qui se plaindrait d’excédents financiers en la matière, alors que bon nombre de systèmes chez nos voisins sont en déficit structurel depuis des années. Bonne encore, car ils démontrent que le dialogue social tripartite peut encore fonctionner au niveau national. En 2010, des décisions structurelles stratégiques ont été prises et imposées qui ont rendu possible cette excellente santé financière. À cela s’ajoute bien sûr un développement favorable de notre population active3 qui a eu le bon goût de croître et de le faire surtout au niveau des tranches d’âges plus jeunes, statistiquement moins malades que les plus âgées. À partir de là, le comité directeur de la CNS a pu commencer, dès l’amélioration des finances, à engager progressivement et de manière contrôlée des dépenses supplémentaires pour améliorer les soins et/ou leur remboursement.
Ces bons chiffres représentent hélas aussi une malédiction, car ils aiguisent les appétits de tous les prestataires dans le système, des assurés aux professions de santé indépendantes, en passant par les établissements hospitaliers. Tous y voient leur chance d’augmenter leurs revenus et c’est bien normal, avec le bémol toutefois que les revenus dans ces secteurs sont déjà supérieurs à ceux des secteurs de l’économie réelle (à qualification égale) et qu’il va de soi que satisfaire tout le monde à la hauteur des ambitions de chacun reviendrait à plonger le système de nouveau dans un déficit structurel peu soutenable. Pour défendre leurs appétits, tous mettent en avant le progrès de la médecine et l’amélioration des soins, or la chose est plus complexe que cela.
L’actuel gouvernement a hélas pris une décision malheureuse en laissant filer les négociations pour les conventions collectives des secteurs hospitaliers, soins et actions sociales qui ont abouti à un surcoût annuel de 67,2 millions d’euros, rien que pour la CNS4. Le tout sans aucune amélioration des soins en contrepartie. Les revalorisations salariales accordées ont été très importantes et ces chiffres en millions masquent le détail que certaines catégories de personnel peu qualifiées ont vu leur salaire augmenté du jour au lendemain jusqu’à 1 800 euros par mois. C’est là que toutes les autres professions se sont dit : « Puisque c’est ainsi, je veux ma part du gâteau ! ».
À cela s’ajouteront prochainement les nouvelles prestations prises en charge. Nous ne parlons pas ici des 25 millions annuels que le comité directeur de la CNS a décidé de dépenser en plus sur une série de prestations, notamment la prise en charge à cent pour cent des soins pour les enfants. Non, il s’agit principalement des consultations de psychothérapeutes ou d’ostéopathes qui, une fois les négociations terminées, apporteront un nouveau surcoût annuel qui se chiffrera lui aussi en dizaines de millions. À plus long terme, comme l’a mis en évidence une récente étude du Liser5, l’évolution démographique de notre population active devrait renverser la structure de coûts et revenus du système. Les jeunes cotisants d’aujourd’hui vont devenir les vieux bénéficiaires de demain et sauf à continuer notre croissance économique au même rythme et sur la même base quantitative (i.e. toujours plus de salariés au lieu de toujours plus de productivité), nos coûts vont augmenter plus vite que nos cotisations. C’est là que les représentants patronaux au sein du comité directeur de la CNS demandent à ce que l’on garde les pieds sur terre et que chaque nouvelle dépense ou chaque revalorisation soit sérieusement évaluée.
Cette exigence de bon sens financier à moyen et long terme, qu’on appelle aussi une gestion en bon père de famille, est essentielle pour ne pas se laisser emporter par la moindre fièvre revendicative. Une telle gestion au gré des stimuli des différents lobbys aboutirait sans aucun doute à la mise en place de nouveaux déficits structurels et donc à de nouvelles mesures drastiques de restructuration. L’histoire se répète, dit-on. La CNS ne maîtrise hélas pas toutes les composantes coûts du système et un gouvernement est autrement plus sensible aux pressions politiques des uns et des autres.
Nous avons pu le constater à plusieurs reprises et le dernier exemple en date est celui des temps d’attente pour les examens IRM. En l’état actuel des choses, une simple extension des horaires de fonctionnement des IRM en soirée et sur les samedis et dimanches aurait suffi à largement réduire les temps d’attente6. Outre une meilleure utilisation du matériel existant, les entreprises auraient apprécié la possibilité pour leurs salariés de prendre des rendez-vous en dehors des heures de travail. La CNS étant toutefois tournée vers une gestion responsable à moyen et long terme avait consenti au financement de deux IRM supplémentaires, là où les délais d’attente étaient les plus importants et où la croissance démographique prévisible la plus forte, soit un IRM à Luxembourg-ville et l’autre à Esch-sur-Alzette. Problème : certains hôpitaux n’auraient donc pas eu d’IRM et se sentaient lésés. Pour éviter les discussions, le gouvernement a donc ressorti son fameux arrosoir et a donné un IRM à chaque groupe d’hôpital. À noter que, tant qu’il y aura des bourgmestres et/ou des députés dans les conseils d’administration des hôpitaux, ceci n’est pas près de changer. Nous aboutirons donc à une surcapacité qui devrait durer quelques années avant que l’évolution démographique ne finisse par la combler7.
Outre ces questions financières et donc bassement matérielles, quels sont les principaux enjeux de notre système de santé ? Ils se résument en un seul mot : la qualité. Cette qualité a de nombreuses facettes qui ont chacune leur importance, comme autant de rouages qui permettront à notre système de santé de bien fonctionner. Passons-les en revue rapidement.
Pour ce qui est des grandes infrastructures, le Luxembourg est plutôt bien loti, même si certains hôpitaux commencent à vieillir. Sur ce plan-là, les nouveaux bâtiments sont déjà prévus et les financements accordés. D’après ce que nous en avons vu, les nouveaux bâtiments devraient être de qualité supérieure, voire luxueuse. Que peut-on demander de plus ? Que leur gestion soit optimisée afin d’utiliser leur potentiel au maximum et au meilleur coût. Le Centre hospitalier de Luxembourg a ainsi opté de son propre chef pour une norme de qualité très exigeante et l’a validée avec un score élevé. Vu le coût de notre système, c’est ce que nous sommes en droit d’exiger d’un tel établissement. Le nouveau standard va d’ailleurs vers des chambres individuelles pour tous, ce qui est une bonne chose, puisque la recherche indique que les patients guérissent plus vite et que le temps de séjour (et donc le coût) est réduit. Il faudra juste voir comment remplacer le fameux tarif de 1ère classe pour les médecins, la 1ère classe devenant le nouveau standard. Les professionnels de la santé hospitalière devraient également s’y retrouver avec un matériel dernier cri et un environnement de travail a priori plus fonctionnel.
Concernant ces derniers, hospitaliers ou extrahospitaliers, il faut faire une distinction très claire entre les médecins et les autres professions de santé. Ces « autres » comptent bon nombre de sous-ensembles : kinésithérapeutes, psychologues, ostéopathes, infirmiers/infirmières... Chaque groupe a ses particularités et ses critères de qualité. Les médecins et les infirmiers/infirmières ont notamment tendance à devenir des métiers sous tension dans le sens où les universités n’en forment pas assez pour les besoins d’une population croissante dans le contexte d’une médecine qui nécessite de plus en plus de formations spécialisées pour faire face au progrès. À cela s’ajoute un effet générationnel important : les nouvelles promotions diplômées souhaitent elles aussi avoir un équilibre vie professionnelle/vie privée. Les généralistes que l’on peut appeler à toute heure de la nuit se font rares dans nos contrées et ailleurs, idem pour les infirmiers/infirmières prêts à enchaîner trois gardes sans dormir. On ne peut franchement pas les en blâmer, mais cela augmente les coûts du système ainsi que le besoin de recrutement. Sur ce point, nous sommes parfaitement d’accord avec l’AMMD et il nous faut un système de sécurité sociale qui finance des revenus attractifs pour ces professions. Cette attractivité nous permettra de dérober certaines de ces compétences à d’autres pays qui se trouvent dans la même situation de manque que nous, mais qui n’auront pas les mêmes moyens financiers. Toutefois, pour être compétitif, il n’est pas nécessaire d’offrir des revenus mirobolants. Il suffit d’être un peu au-dessus du prix de marché, en plus des autres avantages en place (environnement de vie et de travail avec une infrastructure moderne, l’accès au système de sécurité sociale le plus généreux en Europe8).
Quant à la qualité des soins si souvent mise en avant, notamment par l’AMMD, elle ne dépend pas de leurs revenus. Certes, pour attirer un bon médecin au Luxembourg et l’y retenir, il faudra que les prix soient bons, mais l’augmentation des prix ne fera pas un bon médecin d’un mauvais médecin (il paraît que cela existe). Nos tarifs qui sont déjà avantageux dans certaines spécialités ont d’ailleurs attiré l’un ou l’autre charlatan diplômé qu’il a fallu suspendre. Cette qualité dépend beaucoup plus de la formation initiale et de la formation continue des médecins, or ces derniers n’ont pas d’obligation forte de se former en continu (une simple obligation morale tout au plus). La plupart sont certainement consciencieux et le font malgré tout, mais pas tous. La qualité repose aussi sur une réelle capacité de mesure et donc de contrôle de ce qui est fait. Chaque opération était-elle bien utile et a-t-elle effectivement été réalisée selon les règles de l’art du moment ? À moins de décréter l’infaillibilité de chaque médecin, ce contrôle est inévitable. Le récent débat sur la nomenclature et sur le Contrôle médical de la sécurité sociale prend ici tout son sens.
Depuis des années, le comité directeur de la CNS demande la modernisation des nomenclatures et se voit opposer de la mauvaise volonté et des blocages. Désormais, il a été décidé de procéder de manière plus volontariste et d’avancer coûte que coûte. Jusqu’à récemment, les différentes spécialités répondaient plutôt bien aux consultations de la CNS et nous avons pu moderniser certaines parties de la nomenclature. L’AMMD a récemment souhaité se retirer de la commission de nomenclature et cela reste en contradiction flagrante avec son souhait de modernisation exprimé par ailleurs. Au pire, nous n’aurons qu’à reprendre des nomenclatures dans nos pays voisins dont certains ont un système de mise à jour en continu, mais nous avons des particularités nationales qui mériteraient un débat raisonnable. Ces cinq dernières années, le comité directeur de la CNS a également reconnu qu’il lui fallait une compétence médicale en interne. Certes, les médecins du Contrôle médical ont toujours été à nos côtés pour éclairer les différents sujets au regard de la médecine. N’en déplaise à l’AMMD, ces médecins ont des diplômes de médecine tout aussi valables que les leurs. Il en est de même pour les médecins que la CNS a commencé à recruter pour avoir des profils complémentaires (notamment en santé publique) à disposition en permanence.
Pour ce qui est justement du Contrôle médical, très contesté par l’AMMD, il nous semble au contraire être un élément essentiel de la gestion-qualité d’un système de santé. Un tel contrôle ne doit évidemment pas tomber dans l’arbitraire ou dans un micro-management bureaucratique, mais pour le reste il n’est pas envisageable de critiquer la possibilité de contrôler qu’un médecin a bien fait un acte qu’il souhaite facturer, qu’il l’a fait à bon escient et qu’il l’a fait selon la norme de qualité établie. Dans ce contexte, le Collège médical aurait un rôle essentiel à jouer en amont de tout contrôle administratif. Pour cela, il faudrait peut-être qu’il évolue vers un véritable Ordre des médecins, le choix des mots étant ici significatif. Une telle évolution positive est possible et l’Ordre des avocats en est un bon exemple depuis quelques années. L’évaluation de la qualité des soins fournis par les médecins ne peut en tout cas pas être laissée au seul bon vouloir des médecins et les patients ne sont ni compétents, ni objectifs pour ce faire.
Toutes ces considérations présentées ici en synthèse méritent chacune des discussions plus approfondies. Pour les entreprises, pour l’instant prises en otage dans le système, deux principes de base ne seront pas négociables dans les mois et les années à venir. D’une part, la transparence absolue du système de sécurité sociale. Pour des raisons évidentes liées à la bonne gestion de ce système, les ministères compétents et la CNS doivent savoir quel prestataire effectue quel acte à quel endroit, à quel moment et sur quel patient. D’autre part, la digitalisation de tous les processus liés à la santé. Nous avons encore bien trop d’échanges d’informations sur papier (entre administrations, prestataires et patients) qui coûtent cher, font perdre du temps et prendre des risques et utilisent des ressources sans raison. Nous sommes d’accord avec les syndicats qu’il faudra encore une période de transition pour les assurés plus âgés notamment, mais cette transition ne saurait être accordée à des prestataires qui se disent professionnels et modernes. D’autant plus que d’autres secteurs économiques sont déjà bien avancés sur cette voie.
Pour conclure, il reste deux grandes questions qu’il nous faudra débattre dans les semaines qui viennent. Premièrement, le système actuel du conventionnement obligatoire des professionnels de la santé a-t-il vécu ou peut-il être maintenu ? L’UEL est en général en faveur de la libéralisation des marchés, mais il faut admettre que le secteur de la santé n’est pas un marché comme les autres et que l’expérience dans des pays très libéraux en la matière ne plaide pas en faveur d’une libéralisation totale. Parmi les patients et les professionnels de santé, tous ne pourraient en sortir gagnants et il y aurait des perdants dans chaque camp, alors que le système actuel permet de maintenir un certain équilibre.
Deuxièmement, qui doit gérer le système ? La gestion tripartite actuelle fonctionne, même s’il est certainement possible d’améliorer des choses. Une gestion bipartite des prestations en nature telle que proposée par l’UEL en 2016 où l’État et les assurés prendraient leurs responsabilités (quels soins à quel prix) ? Notre proposition tient toujours... Ou alors un système où les médecins, seuls détenteurs du savoir médical, dicteraient quelle médecine doit être pratiquée et détermineraient comment ils sont rémunérés ? Concernant cette option, l’UEL a quelques doutes, notamment au regard du fonctionnement des organisations en général, tous secteurs confondus. En effet, la plupart des organisations performantes ne sont pas gérées par les techniciens de terrain, mais bien par des gestionnaires formés et expérimentés, aux compétences et profils les plus diversifiés possible. Enfin, il est parfaitement imaginable d’avoir une gestion entièrement étatisée, avec une fiscalisation des cotisations sociales qui disparaîtraient donc au profit d’un impôt augmenté. Dans le cas de cette dernière option, il est à noter qu’elle pourrait aussi solutionner le problème lié à la décroissance de l’emploi salarié prédit par des théoriciens de la digitalisation et donc à l’effritement de la base cotisable. À voir si cela se réalise et à quel rythme.