Au cours des dernières décennies, la ville de Luxembourg s’est profondément transformée aussi bien quant à la composition de sa population que dans son architecture et son urbanisme.
Une des manifestations les plus évidentes de cette évolution, c’est l’éviction des habitants de logements et la « reconversion » de ce bâti au profit de l’activité économique. En effet, de nombreux logements, situés non seulement dans la ville haute et dans le quartier de la Gare, mais aussi dans les quartiers périphériques (Belair, Limperts-berg, Bonnevoie) se sont vidés de leurs habitants pour servir de bureaux pour le secteur privé et les administrations publiques ou parapubliques. D’autres logements sont démolis et remplacés par des immeubles de bureaux et de résidence, au nom de la modernisation densificatrice chère aux aménageurs.
Les causes de cette évolution sont multiples. Les bureaux sont plus rémunérateurs que les logements, et les immeubles à appartements plus rémunérateurs que les maisons unifamiliales. Parfois, celles-ci ne répondent plus aux exigences de confort et d’espace de notre temps et exigeraient des investissements importants. Certains habitants ont considéré pendant longtemps que la qualité de vie urbaine était moindre que celle dans les communes dortoirs.
Ainsi est née une grande agglomération avec toutes les conséquences qu’entraîne la séparation du lieu de travail du lieu d’habitation. Là-dedans, la ville de Luxembourg, si elle a augmenté sa population, a perdu beaucoup de sa substance humaine, voyant partir les jeunes familles avec leurs enfants. Dans certains quartiers, il n’est plus possible depuis longtemps d’organiser l’école à cause du manque d’enfants. Depuis les années 1970, le taux de croissance de la population de la ville de Luxembourg se situe largement en-dessous de la moyenne nationale. Si la population du pays a augmenté de 48 pour cent depuis 1970 (de 339 841 habitants en 1970 à 502 066 en 2010), la population de la ville n’a progressé que de 19 p.c. (de 76 159 habitants en 1970 à 90 848 en 2010).
En même temps, la location ou l’acquisition d’un logement en ville sont devenues de plus en plus chères, et le marché de l’immobilier y a perdu toute mesure. Selon les informations fournies par l’Observatoire de l’habitat, le prix de vente moyen du mètre carré en ville atteint 5 055 euros à la fin de 2010, alors que le prix moyen pour le pays est de 3 990 euros par mètre carré, soit une différence de plus de 1 000 euros, mais ce n’est qu’une moyenne qui varie fortement selon les quartiers ! Quant aux maisons unifamiliales, leurs prix en sont inabordables même pour les couches moyennes de la population. De la sorte, la « gentrification » ou plus simplement l’embourgeoisement se développe jusque dans des quartiers autrefois populaires.
L’éviction des habitants se passe au mépris des dispositions légales. L’article 27, paragraphe (1), de la loi du 21 septembre 2006 sur le bail à usage d’habitation entend lutter contre la mauvaise affectation des habitations. Il n’est ni connu ni respecté. Cet article stipule en effet qu’une « habitation ou un local habituellement loué pour servir de logement ne pourra être soustrait à cette destination pour être transformé en bureau ou local à usage commercial ou artisanal, sauf autorisation expresse de la part du collège des bourgmestre et échevins de la commune dans laquelle se situe l’habitation ou le local en question. »
Cet article vient de loin, car dès 1920 la loi s’est occupée du problème. Le paragraphe (1) de la loi de 2006 contient les dispositions de l’article 39 de la loi du 14 février 1955 portant modification et coordination des dispositions légales et règlementaires en matière de baux à loyer, celles-ci ayant leur base dans la loi du 28 juin 1946 et dans celle du 29 mars 1920.
Dans le commentaire des articles de la loi de 2006 il est dit que l’article 27 « est resté lettre morte à ce jour » et ajoutent ce qui suit : « Contrairement à l’ancien texte, la loi prévoit maintenant expressément des sanctions en cas de violation des dispositions relatives à l’interdiction de transformer des habitations en bureaux ou locaux à usage commercial ou artisanal.1 C’est précisément ce phénomène de conversion de logements en bureaux et locaux à usage commercial qui a accentué le manque de logements, et notamment sur le territoire de la commune de Luxembourg. Il ne faut pas une pénurie de logements pour que le texte s’applique. Une jurisprudence avait limité son application aux seuls cas de pénurie de logements résultant soit d’une constatation officielle émanant du conseil communal compétent, soit d’une situation de fait dûment établie. » Ces explications ont été complétées le 8 novembre 2004, lors de l’examen des articles du projet de loi. Citons le procès-verbal de ladite réunion : « Monsieur le ministre signale que les sanctions prévues au paragraphe (3) ont été augmentées et complétées (…), ces modifications étant intervenues à la demande de la Ville de Luxembourg notamment, vu qu’apparemment les sanctions actuellement en vigueur se sont avérées inefficaces. »
Or, les demandes d’autorisation prévues par la loi sont rarissimes dans la capitale, de sorte qu’il faut admettre que la plus grande partie des bureaux publics et privés installés un peu partout dans des maisons et appartements le sont illégalement et seraient susceptibles des pénalités conséquentes inscrites dans la loi de 2006.
Mais comment amener les particuliers à respecter la loi si l’État et la commune ne donnent pas le bon exemple ? En effet, en interdisant de transformer des habitations en bureaux, le législateur a fait une exception de taille: « Cette interdiction ne s’applique (pas) aux bureaux des services publics. »
Il est en effet facile de constater que des organes étatiques, paraétatiques ou conventionnés par l’État et des organes communaux se plaisent depuis longtemps à s’installer dans des logements dans à peu près tous les quartiers de la ville, mais surtout dans les quartiers centraux. Suivant la réponse à la question parlementaire n° 290 du 2 décembre 2009, l’État a actuellement souscrit 153 contrats de location portant sur des immeubles ou des parties d’immeubles situés sur le territoire de la ville de Luxembourg. L’État refuse, même à un député, de fournir le détail de ces locations, de sorte qu’il est difficile de savoir s’il s’agit d’anciennes habitations ou d’immeubles de bureaux. Mais pour qui se donne la peine de se déplacer dans les rues des quartiers de la ville, il est facile de repérer les villas cossues et les appartements où se retirent nombre de services publics !
Si donc les bonnes intentions sont restées lettre morte, il faut en conclure que la sensibilité au problème de la mauvaise affectation des habitations n’est pas très élevée au Luxembourg et que la volonté politique aussi bien au niveau de l’État que de la commune n’est pas très forte pour faire aboutir ces intentions.
Certes, la propriété privée étant sacrée, il n’est pas aisé de s’immiscer dans les affaires d’un peuple de propriétaires.
C’est sans doute la raison essentielle du laisser-aller du pouvoir politique dans la capitale depuis des décennies. Quand la place financière a commencé à se développer, dans les années 1960, la pression est montée sur les prix et sur les besoins. La ville s’est radicalement transformée et continue à se transformer à un rythme exorbitant. L’exemple le plus marquant, c’est le boulevard Royal, dont les villas et maisons ont été rasées en moins de rien et remplacées par des immeubles de bureaux. Le mal s’est propagé ensuite aux autres quartiers.
Cette « modernisation » ne s’arrête pas, car le marché est trop juteux. Un exemple : depuis septembre 2010, 48 dossiers établis par le Service national des sites et monuments sont sur la table du bourgmestre de la ville. Ce sont des dossiers où il y a péril en la demeure, c’est-à-dire que des opérations immobilières sont en passe d’être engagées pour des démolitions et des constructions nouvelles plus rémunératrices dans la capitale.
La ligne de conduite du pouvoir communal n’est pas toujours très claire, surtout ces dernières années, quand il est apparu que les habitants de la ville se montrent de plus en plus réticents à la « cure » de cheval que les promoteurs, les aménageurs, les architectes et tous ceux qui veulent tirer le maximum de leurs propriétés imposent à la ville. Malgré les moyens que lui donne la loi de 2006, le bourgmestre est rarement intervenu dans les cas de mauvaise affectation de logements, sinon par une lettre, mais à ma connaissance jamais par une pénalité inscrite dans la loi.
À l’heure qu’il est, la ville est en train d’établir un inventaire précis des immeubles à sauvegarder, en vue de l’établissement d’un nouveau plan d’aménagement général. Ce faisant, elle va probablement aller plus loin (espérons-le) que le PAG de 1992 dit plan Joly, qui a introduit les secteurs sensibles et les zones protégées, mais qui a ouvert à la démolition et donc à la transformation profonde des rues entières non couvertes par ces protections, comme cela se montre dans la rue Glesener et ailleurs.
Sans doute, une ville ne peut se figer. Chaque époque ajoute sa marque, et ce qui fait la richesse d’une ville, c’est la variété des styles et la diversité des fonctions. La tâche des responsables politiques, c’est d’arriver à un équilibre entre la croissance économique et la modernisation d’une part, le respect de la ville avec son passé et son présent d’autre part.
Dans l’approche du problème, on oublie volontiers les dindons de la farce, c’est-à-dire les habitants, et surtout ceux qui n’ont que leur salaire pour vivre. Ce qui manque le plus, c’est le respect des habitants de toute condition sociale. Or, dans la capitale, la « gentrification » continue sa marche inexorable. Le projet Royal-Hamilius prévoit certes 8 000 à 10 000 m2 de logements en plein centre ville. Mais vivre là sera un luxe. Car la ville a choisi d’en charger un promoteur privé, et le promoteur qui, on s’en doute, n’est pas un travailleur social, voudra rentrer dans ses frais. Et les projets de promoteurs sont tous dits de « haut standing » !
Or, il ne faut pas qu’habiter en ville soit un luxe pour gens fortunés et que ceux qui n’en ont pas les moyens soient forcés d’émigrer ! C’est là un choix politique essentiel. Certes, il y a des organismes publics qui ont beaucoup de mérite à créer du logement social en ville. La ville elle-même a fait quelques efforts à cet égard. Mais le marché immobilier normal auquel s’adressent tous ceux qui ont des revenus moyens leur est à peine accessible. On a pu entendre récemment un échevin vert de la ville en rejeter la responsabilité sur l’État à qui on demande d’intervenir contre la spéculation. Mais c’est oublier que la responsabilité de la ville dans cette affaire est entière, car la situation présente est la conséquence de la politique d’aménagement très libérale de l’exécutif de la ville depuis des décennies, quelle qu’ait été la coalition politique aux commandes !
Or, à ignorer encore et toujours le sort des habitants, on créera une ville sans cohésion et sans solidarité. Donc finalement, une pauvre ville quoi que si riche !