d’Lëtzebuerger Land : Revenons d’abord à 2003-2004, l’année où vous avez réalisé la campagne électorale du LSAP, alors dans l’opposition, et qui sortait d’une campagne électorale désastreuse en 1999, avec ce logo où le « A » pour « Aarbechter » (ouvrier) avait été remplacé par une arrobase (@) pour « faire jeune ». Comment décroche-t-on une telle campagne de communication ou de branding d’un parti politique ? Et comment est-ce qu’on arrive à convaincre les décideurs politiques qu’il faut tout changer ?
Raoul Thill : Il y a deux scénarios pour le choix d’une agence de communication : soit le parti décide de se fier à quelqu’un qui évolue de toute façon dans son entourage et dont il sait qu’il défendra son image traditionnelle. Soit, et c’était notre cas, il opte pour un « externe », quelqu’un qui n’avait rien à voir avec lui jusque-là, ce qui lui apportera un regard neuf, extérieur, et une certaine distance professionnelle. Nous avions été contactés en 2003 par Lucien Lux, qui était en charge de la supervision de la campagne électorale du LSAP pour les législatives de l’année suivante, et j’avais un entretien préalable avec lui, qui semble l’avoir convaincu de nous choisir. Je dois dire que Lucien Lux est quelqu’un qui maîtrise vraiment les codes de la communication, ce qui est loin d’être toujours le cas, et nos discussions furent toujours fructueuses, il était bien conscient qu’il fallait tout changer.
Nous avions développé un concept en plusieurs phases, dont la première, antérieure d’une année à la véritable campagne, consistait à changer le logo – nous avons alors aussi aboli la rose, qui avait déjà été amputée de son poing et de ses épines auparavant et ne voulait plus rien dire. Le nouveau rond rouge avec un « L » qui dépasse vers la gauche a été adopté par la base après des discussions houleuses lors d’un congrès au Casino syndical, et c’est là que je me suis tout de suite rendu compte des différentes tendances, plus à gauche ou plus libérale, qu’il y a dans un grand parti populaire. Par la suite, je me retrouvais entre toutes les chaises, un peu comme un amortisseur, mais il fallait composer avec ça, réunir tout le monde dans cette campagne.
La campagne électorale à proprement parler, nous l’avions déclinée en trois blocs, à l’image de ce qui se fait couramment en Allemagne : le premier établissait des thèmes que le parti jugeait essentiels, en les associant à deux figures porteuses de sympathies que furent « Cindy et Christian ». Durant la deuxième phase, très revendicative et directe, presque syndicale, nous critiquions le travail du gouvernement CSV-DP au pouvoir et avec la troisième phase, nous avons essayé d’associer le capital sympathie de la première phase sur le candidat tête de liste, Jean Asselborn, en le montrant avec Cindy et Christian. Mais il faut avouer que les budgets de campagne sont trop modestes au Luxembourg (entre 150 000, pour Déi Lénk, à un million d’euros pour le CSV, en 2009, ndlr.) pour véritablement décliner les idées jusqu’au bout, donc nous n’avons pas pu mettre le paquet pour que ça fasse tilt auprès des électeurs.
Néanmoins, le LSAP est retourné au pouvoir en 2004... Donc on pourrait considérer que c’était une campagne réussie. Les élections de 2004 étaient à mes yeux les élections avec les campagnes les plus révolutionnaires : les Verts avec une nouvelle image de niveau international confectionnée à Berlin (Zum goldenen Hirschen) et le CSV avec l’abandon du noir et gris pour l’orange (Imedia), un nouveau logo et Juncker on tour, des concepts qui n’ont plus vraiment changé depuis lors... Comment réagit-on à la concurrence en cours de route ?
Le concept du LSAP avait été défini et fixé depuis un moment quand le CSV est sorti avec sa nouvelle identité visuelle, ou les Verts avec la leur. Mais le parti avait un groupe de travail interne qui se voyait tous les mois pour décider de la suite des opérations. Néanmoins, je suis d’avis qu’il faut fixer sa stratégie, puis la suivre en toute conséquence jusqu’au bout. Une fois lancé, on ne peut plus changer de route au risque d’égarer les électeurs, qui ne comprendraient plus rien. D’autres partis, comme le DP, l’avaient fait et c’était un fiasco. La pièce centrale d’une campagne électorale est le programme : tout y est ; une fois adopté, il suffit de le suivre pour la campagne et on gardera forcément une certaine cohérence.
« Elo déi Blo ! » fut un des slogans du DP, puis le CSV opta pour la couleur orange et le LSAP pour un simple rond rouge... L’esthétique politique s’uniformise de plus en plus et l’iconographie se réduit à l’extrême...
Certes. Mais ce n’est que l’expression de cette tendance générale que tous les partis s’approchent de plus en plus du centre, que tous les contours sont arrondis, que les aspérités et les extrêmes disparaissent.
Est-ce qu’on peut gagner des élections avec une bonne campagne publicitaire ? Ou au moins en influencer le résultat ? On a par exemple dit que c’était le cas pour le CSV en 2004, où le renouveau esthétique devait aussi symboliser le rajeunissement du parti...
On peut influencer le résultat, il n’y a pas de doute à cela. Après, il faut en avoir les moyens aussi, des moyens dont seul le CSV dispose réellement au Luxembourg. D’abord, le parti a une longue expérience dans le domaine, je ne vois aucun autre parti qui ait le même professionnalisme. Puis il a l’argent nécessaire pour une réalisation conséquente, et des conditions préférentielles dans le Wort et son imprimerie, ce qui facilite l’accès à ces canaux de communication. Certes, leurs campagnes sont souvent très moches, mais elles fonctionnent parce qu’elles sont réalisées de façon conséquente.
Depuis 2004 au plus tard, le CSV joue la carte de l’identification du parti à un seul personnage, Jean-Claude Juncker, dont la popularité est une locomotive formidable pour tous les illustres inconnus qui suivent sur les listes. Dans un pays où le panachage est un sport national et où les élections législatives ont tendance à ressembler de plus en plus à des présidentielles, comment cette personnification à outrance va-t-elle influencer la communication politique ?
Je suis persuadé que, de toute façon, le principe même des partis est remis en cause, ou du moins doit être complètement repensé, dans une société qui est de plus en plus organisée horizontalement par les nouveaux médias, où tout le monde a et exprime à tout moment une opinion sur tout. C’est le principe du « we think ».
En 2004, il n’y avait pas encore de réseaux sociaux. En 2009, lors des dernières législatives, on a vu les premiers candidats se profiler avec leur propre page sur Facebook, mais c’était une catastrophe, chacun y mettait ce qu’il voulait, mêlait considérations politiques, récits de campagne individuels et anecdotes privées. Le seul qui maîtrisait vraiment l’outil était à mon avis le défunt Mill Majerus, qui réfléchissait avant de poster des messages sur son mur. Je trouve qu’il faut en tout cas en premier lieu séparer le privé du politique, pourquoi ne pas carrément créer deux profils différents ?
Il faut dire aussi que les partis semblent complètement dépassés par l’évolution, qu’au lieu d’encadrer et d’orienter leurs candidats sur l’utilisation à faire de Facebook, ils ont laissé le choix à tout le monde de faire ce qu’il veut... Certains ne sont même pas présents en tant que partis. Et Twitter, qui est probablement le média le plus actuel du moment, celui qui permet de suivre l’affaire DSK ou les révolutions arabes en direct, n’est même pas encore abordé du tout par le monde politique local.
Il est évident que la vie des politiques n’est pas devenue plus simple avec la multiplication des nouveaux médias et des plateformes sociales. Car pour les utiliser intelligemment, il faut avoir du temps pour alimenter ses profils avec du contenu qui fasse sens. Outre le fait qu’il faille toujours séparer vie publique et vie privée, j’estime aussi que c’est une erreur que d’essayer de créer de la proximité avec ses électeurs en se rabaissant à des posts intimes ou privés ou des blagues potaches. Le premier précepte dans ce domaine est toujours « restez pros ! ».
Mais les politiques, souvent, sont obligés de suivre des modes, dont beaucoup d’entre eux sont dépassés, comme Twitter – qui, à mon avis, reste néanmoins loin derrière les attentes. Ces tweets mettent tellement la pression sur la rapidité et la réactivité, aussi des politiques, que beaucoup de désinformation circule très vite et à très grande échelle.
La politique échappe de plus en plus aux politiques, elle n’est plus vraiment discutée ni lors des conférences publiques, ni dans les médias classiques, ni même sur les sites internet des partis ou sur le mur Facebook d’un élu ou d’un candidat, mais ailleurs sur la toile, sur des forums de discussions par exemple... On devrait presque les « infiltrer » pour pouvoir encore influencer le débat politique.
Ces questions d’ubiquité et d’immédiateté, de proximité ou de distance sont actuellement débattues dans le monde de la communication au niveau international. Or, la campagne de cette année est une campagne pour des communales, donc à l’extrême opposé. Nous ne parlons pas de Washington ou de New York ici, mais de Troisvierges ou de Wellenstein, de Mompach ou de Neunhausen, de petites communes rurales qui n’ont même pas 3 000 habitants pour voter à la proportionnelle, ou de grandes, qui ne dépassent quand même pas les 100 000 habitants... Comment communique-t-on dans ce contexte ?
Les campagnes pour les communales sont le chaos total ! Cela ne fonctionne pas du tout, parce que les édiles locaux des communes qui votent selon le système majoritaire font des campagnes personnelles sans égards à ce que dit leur éventuel parti. Pour la dernière campagne communale, celle de 2005, Bizart avait la mission d’adapter celle des législatives de 2004 au niveau local, nous avions même élaboré une charte graphique adaptable, que nous avons présentée aux responsables des sections et qu’il aurait suffi de décliner selon les thèmes d’actualité dans chaque commune, mais cela n’a pas été fait... Il est très difficile d’arriver à y créer une cohérence et je dois avouer, avec le recul, que nous avons échoué sur ce plan à l’époque.
Une campagne cohérente ne peut fonctionner, et encore, que dans les grandes communes qui votent selon le système proportionnel, donc où les candidats sont clairement affiliés à un parti, reconnaissables comme tels, et où les enjeux ne sont pas si éloignés d’une campagne nationale. Je pense par exemple aux thèmes de qualité de vie et de l’écologie que promeuvent les Verts depuis trente ans, et qui sont devenus brûlants suite à la catastrophe de Fukushima ou à la bactérie Eceh... Ces enjeux-là sont aussi des enjeux locaux, donc le parti n’a qu’à rester conséquent dans ses positions pour cimenter sa crédibilité dans le domaine.
Vous n’avez plus fait la campagne de 2009 du LSAP, qui est retourné chez Comed. N’étiez-vous plus intéressé ou était-ce le parti ?
Nous étions encore intéressés à poursuivre le travail, mais la nouvelle équipe qui gérait la campagne, autour d’Alex Bodry et de Romain Schneider, en a décidé autrement, cela fait partie du jeu. Les prémisses étaient différentes aussi, parce que cette campagne-là se faisait à partir de la participation à la coalition au pouvoir et plus à partir de l’opposition.
Ce que je trouve dramatique, c’est qu’il ne se passe strictement rien sur le plan de la communication entre deux échéances électorales. Et, pire encore, que les partis ne profitent pas de l’entre-deux pour former de nouveaux talents, ceux qu’ils pourraient promouvoir lors des prochaines élections...
Est-ce que le fait d’avoir fait une campagne pour un parti politique vous a servi par la suite, ou plutôt nui ? Vous avez toujours prôné être une agence « indépendante », l’êtes-vous resté par la suite, ou, autrement dit, avez-vous toujours été perçu comme telle ?
C’est effectivement une question qu’il fallait se poser. Il y a des agences dont les dirigeants sont proches de l’une ou l’autre sensibilité politique et qui évoluent par la suite dans l’entourage de ce parti, ce qui peut leur être utile, D’autres, qui auraient pourtant le potentiel de faire de bonnes campagnes politiques, ont opté pour l’extrême opposé, de ne pas en faire, par peur d’intimider leurs clients « commerciaux ». Nous étions curieux des conséquences que cela allait avoir, sur des clients institutionnels par exemple. Mais je dois dire qu’aucun client ne nous a tourné le dos suite à cette campagne. Au contraire, nous avons pu faire valoir que nous connaissions bien la vie sociopolitique au Luxembourg et que nous étions à même de gérer des campagnes complexes et de gros budgets.
Est-ce qu’un parti est un « produit » comme un autre, pour lequel on établit une marque comme on le ferait d’une bière ou d’un rouge à lèvres ?
Non. Certainement pas. En communication politique, il faut être le plus sincère possible. L’esthétique doit être adaptée à l’idéologie, c’est un vrai défi. C’était stressant, très intensif, je me souviens des moments de galère et de poussées d’adrénaline, d’engueulades et de congrès houleux. Mais c’est, à mon avis, un des plus beaux contrats qu’une agence puisse décrocher.