Les tragédies de Jackie K. « Les gens ne parviennent pas à se défaire de notre image », observe Jackie. Son mari « Jack » est mort, dans ses bras, il y avait du sang « et de la masse cervicale » sur son tailleur rose, se souvient-elle. L’attentat contre le président américain en exercice John F. Kennedy, le 22 novembre 1963, était une des tragédies les plus médiatisées de la deuxième moitié du XXe siècle. Natalie Portman vient d’incarner avec une certaine recherche de véracité la veuve fragile mais stoïque dans le biopic éponyme de Pablo Larrain (2016). Sur la scène de la Banannefabrik, Jackie nous apparaît perdue, titubant entre médicaments et patchs, mais s’égosillant néanmoins à médire ses belles-sœurs, son mari infidèle qui lui a transmis une chlamydiose à force de coucher ailleurs, et surtout cette rivale, dont elle insiste un peu trop lourdement qu’elle n’en était pas une : Marilyn.
Jackie est une pièce d’Elfriede Jelinek, écrite en 2002 dans sa série des Princess Plays, avec une grande admiration pour l’élégance hypnotique de cette femme qui aurait voulu être autre chose – auteure peut-être ? – mais dont la mère la destinait à un riche mariage. « Le destin nous a remarquées », raconte-t-elle sur scène. « Grâce à son élégance, sa simplicité et sa beauté, elle est devenue l’une des Premières dames les plus populaires et les plus photographiées », selon le site Wikipedia, comme si c’était la définition-même d’épouse de celui qui est communément considéré comme étant l’homme le plus puissant du monde. Jelinek, qui est pourtant une auteure très politisée par ailleurs, a fait de cette Jackie une poupée de cire, un mannequin qui n’a d’autre souci que son vestiaire et son look. « Je suis mes vêtements et mes vêtements sont moi », le résume son personnage, mais que « tout cet apparat n’était qu’artifice ».
Valérie Bodson a eu un coup de cœur pour ce texte et l’a monté en ouverture du Fundamental Monodrama Festival à la Banannefabrik vendredi dernier. Sa Jackie est incarnée par Caty Baccega, qui quitte ainsi (enfin) son profil d’éternelle jeune première dans lequel elle fut trop longtemps cantonnée. La scène très sobre est constituée d’une marée de photophores, pour signifier cet entre-deux – entre la vie et la mort – dans lequel se trouve Jackie, endeuillée non seulement par la mort de son mari, mais aussi la perte de trois enfants. Valérie Bodson a voulu faire une pièce sur la mort, le deuil et la résilience à partir de ce texte souvent poignant, mais aussi parfois redondant et répétitif. Caty Baccega impressionne, avec sa voix grave et chaude, surtout dans les petits gestes, quand elle a un moment de malice ou se sent honteuse. Mais elle manque d’évolution dans les 90 minutes, parce qu’elle est déjà complètement perdue lorsque la pièce commence. Le recours à un dictaphone résout en grande partie la question du destinataire de son long monologue : elle enregistre des confidences et peut ainsi se laisser aller à toutes sortes d’observations. Le spectacle coproduit par Fundamental et Ici&Maintenant asbl mériterait de tourner à travers le pays afin de se bonifier avec le temps.
La logorrhée de Sophie Jung Si Jelinek a fortement marqué le développement du théâtre postdramatique actuel, Sophie Jung l’amène encore ailleurs. Parce que, bien qu’elle vienne d’une famille d’acteurs, elle a choisi un autre univers pour évoluer, celui de l’art contemporain. Si ses performances se déroulent souvent dans des musées, au sein même de ses propres installations aussi déconcertantes que personnelles, qu’elle « active » ou « incarne » en y jouant souvent ses propres textes, toujours aidée par son partenaire Peter Burleigh, la petite salle de la Banannefabrik s’est révélée être une coulisse idéale pour y voir son spectacle Paramount VS Tantamount, créé l’année dernière au Centre culturel suisse à Paris. On y retrouve tous les ingrédients de l’univers de Sophie Jung : les références à la vieille culture américaine – cette reprise aussi charmante qu’hésitante du standard de la country Crazy de Willie Nelson –, le mélange entre hybris et angoisse, qu’elle surmonte avec l’aide de Peter, toujours là pour la faire rayonner (ici au sens propre du terme : il la suit constamment avec un projecteur), mais aussi l’humour salvateur (sa démarche très chaplinesque de « Happy Chappy »). Mine de rien, les textes qu’elle écrit ou compile, dont entre autres quelques extraits de Darwin, lui permettent de faire une critique des cruautés du capitalisme, de plaider pour le féminisme ou de s’amuser de l’absurdité de la société du spectacle.
Les bacchanales de Martin Engler Si le festival du seul-en-scène organisé par Steve Karier et son asbl Fundamental fête cette année son dixième anniversaire, le fidèle Martin Engler ne pouvait manquer. Depuis la toute première édition, il contribuait toujours avec au moins une nouvelle production et celle de cette année, Si je ne m’abuse en était une sorte de best of jouissif. Accompagné d’une quatuor d’excellents musiciens – Christian Bader, Ralph Hufenus, Emma Lily Karier et Mathias Trippner –, ainsi que d’Ablassé dans un rôle de figurant, il promit de s’approcher de l’écrivain luxembourgeois
Norbert Jacques et de son énigmatique Doktor Mabuse – mais faisait complètement autre chose, comme toujours. Ce furent de véritables bacchanales artistiques qu’il proposa, revisitant les standards de son répertoire, des chansons du projet autour des textes de Carl Michael Bellman, en passant par sa très émouvante interprétation du flippant Deutlich weniger Tote de Falk Richter, jusqu’à des réflexions plus personnelles sur l’état du monde actuel (catastrophique) et les réponses qu’y donnent les politiques et les médias (en manipulant les faits et les chiffres). Il nous remémora Raymond Federman, dont My body in nine parts interprété par Steve Karier à Niederanven fut leur premier monodrame commun, qui donna le coup d’envoi du festival ou évoqua (You make me feel like) a natural woman de Carole King. Martin Engler, c’est toujours une explosion de créativité et de talent, des idées à foison et une énergie hors pair, qui vient rappeler que l’art peut être une réponse à l’angoisse existentielle ambiante. Peut-être la seule.