Les mauvaises langues prétendent que, depuis 2013, date de son mariage avec une sculpturale mannequin belge de trente ans sa cadette, Arnaud Lagardère, 59 ans, dirigeant du groupe éponyme (7,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 28 000 salariés), figurait davantage dans les pages des magazines people que dans celles de la presse économique et financière, malgré les difficultés persistantes de l’entreprise créée par son père dans les années 70. Changement radical depuis quelques mois, sous la pression exercée par un « fonds activiste » du nom d’Amber Capital, basé à Londres et fondé par le français Joseph Oughourlian. Entré au capital en 2011 avec une très modeste participation, il est devenu fin février 2020 le premier actionnaire de Lagardère avec quinze pour cent du capital (soit quelque 370 millions d’euros aujourd’hui), ce qui va lui permettre d’agir pour le recentrage du groupe sur l’édition et les magasins d’aéroport qu’il appelle de ses vœux.
Amber Capital est également présent depuis fin 2018 dans le capital de Suez. Preuve que le groupe Lagardère n’est pas le seul en France à connaître des démêlés avec ces fonds. D’autres fleurons du capitalisme hexagonal, peu familiers de leurs pratiques, comme Pernod-Ricard, Danone ou Casino ont eu maille à partir avec eux. Et d’autres grands noms européens, comme Vodafone, Bayer ou Nestlé ont aussi eu droit à leur déstabilisante attention.
Mais les activist hedge funds, parfois aussi appelés « fonds vautour » en raison de leur vocation ouvertement spéculative, sont connus de longue date aux États-Unis où ils défraient régulièrement la chronique et mènent environ 300 attaques par an. Dernière offensive en date : fin février 2020, le très agressif fonds Elliott créé en 1977 par Paul Singer (40,2 milliards de dollars sous gestion) s’en est pris à Twitter en achetant un milliard de dollars d’actions, soit 3,3 pour cent de la capitalisation. Il cherche à faire remplacer Jack Dorsey, patron et fondateur du réseau social, figure de la Silicon Valley, qui selon lui se disperserait trop, entre Twitter, sa société de paiement mobile Square et son intérêt pour l’Afrique. En 2017 le fonds Trion s’est invité au capital du géant Procter&Gamble (67 milliards de dollars de chiffre d’affaires avec notamment les marques Pampers, Ariel et Gillette), obtenant même pour son fondateur et dirigeant Nelson Peltz un siège au conseil d’administration.
Le « mode opératoire » est toujours le même : le fonds achète des actions de sociétés cotées pour lesquelles il estime qu’il existe un potentiel de hausse du cours boursier. Il fait alors pression sur le management en lui suggérant plusieurs mesures de redressement. En cas de succès, le cours repart à la hausse et le fonds vend tout ou partie de sa part en encaissant une plus-value relativement rapide : deux à trois ans en général après son arrivée, exceptionnellement jusqu’à cinq ans. En général le ticket d’entrée est modique : ainsi Trian ne détient que 1,3 pour cent du capital de Procter, et Third Point avait acquis à peine un pour cent de celui de Nestlé en juin 2017. Mais ces fonds, qui ont coutume de médiatiser leur intervention grâce à une communication massive et bien huilée, tâchent de rallier d’autres actionnaires de l’entreprise pour imposer leur présence au conseil d’administration et faire prévaloir leurs vues. Ils recrutent souvent des personnalités de l’establishment local pour appuyer leur cause.
Leurs revendications portent sur les thèmes les plus divers : demandes de restructurations, cessions ou scissions, refonte de la stratégie et de la distribution des dividendes, critique de la composition du conseil d’administration et de la politique de rémunération de dirigeants parfois poussés à la démission, comme celui de Thyssenkrupp en juillet 2018. Toujours au nom de l’intérêt des actionnaires. À noter qu’ils ne s’attaquent pas uniquement à des entreprises : Elliott s’en est pris à des États au bord de la banqueroute, comme l’Argentine, le Pérou ou la république du Congo en achetant leurs obligations à prix cassé. La main sur le cœur (ou sur le portefeuille) Nelson Peltz ne manque jamais de clamer son intention d’aider l’entreprise ciblée à créer de la valeur sur le long terme. Ce qui ne l’a pas empêché fin octobre 2019, dix-huit mois après avoir été nommé au board de Procter & Gamble, et alors que l’action avait augmenté de 55 pour cent sur cette période, de céder plus de quatre millions d’actions pour un total de 528 millions de dollars, sur une participation totale estimée à quatre milliards.
Pour en avoir le cœur net, deux chercheurs, l’un américain (Mark DesJardine, de la Pennsylvania State University), l’autre français (Rodolphe Durand, de HEC Paris) ont étudié sur la période 2000-2016 les cas de plus de 1 300 entreprises américaines1. Leurs conclusions sont édifiantes, et bien différentes selon la période considérée (de un à cinq ans). Presque toujours, le cours de bourse est immédiatement boosté par l’irruption du fonds, qui est plutôt bien vue des marchés. De fait, un an après l’entrée en jeu des activistes, la « valeur marchande » des entreprises ciblées se situe en moyenne 7,7 pour cent au-dessus de celles qui leur sont comparables, et leur rentabilité est supérieure de 1,10 et 1,50 points la première et la deuxième année. Elles dégagent aussi rapidement un excédent de trésorerie très positif.
Rien d’étonnant à cela. Pour augmenter les profits, les fonds activistes exigent systématiquement une réduction rapide des dépenses, les charges de personnel au premier chef. Les effectifs des cibles diminuent et se situent en moyenne à 4,5 pour cent de moins, et jusqu’à sept pour cent de moins la cinquième année, par rapport à l’échantillon témoin. Même allure pour les dépenses de fonctionnement. Tout cela dope certains indicateurs à court terme. Mais on doit ensuite déchanter. À moyen et long terme (de trois à cinq ans après l’entrée des activistes), les entreprises ciblées sous-performent de manière significative. La rentabilité s’effrite. Les flux de trésorerie d’exploitation diminuent dès la deuxième année (moins seize pour cent) et plongent de plus de 27 pour cent la cinquième année. Finalement, la valeur de l’entreprise est plus faible d’environ cinq pour cent dès la deuxième année et même de dix pour cent au cours des années quatre et cinq.
C’est que la contraction des frais touche aussi les investissements matériels et immatériels, et parmi ces derniers les dépenses de recherche et développement, qui sont inférieures de six pour cent la première année pour les sociétés ciblées par et jusqu’à neuf pour cent cinq ans plus tard. Dans ces conditions il est difficile de maintenir une dynamique favorable sur le moyen et le long terme. David Taylor, CEO de Procter, ne disait rien d’autre en observant que Nelson Peltz « a proposé quelque chose de très dangereux pour l’avenir à long terme de cette société », car il « compte éliminer la recherche et le développement ».
Mais il n’y a pas que pour les actionnaires stables que les choses finissent par mal tourner. La société dans son ensemble paie le prix de l’activisme. « Deux ans après l’intervention d’un fonds spéculatif activiste, les sociétés voient leurs performances sociales et environnementales être inférieures de 18 pour cent en moyenne aux résultats du groupe de contrôle », écrivent DesJardine et Durand, qui notent que cet écart atteint 25 pour cent au bout de cinq ans. L’entrée d’un tel fonds au capital d’une entreprise l’amène le plus souvent « à geler ses démarches destinées à réduire son impact sur l’environnement et à améliorer sa responsabilité sociale (RSE) » tandis que les autres poursuivent leurs efforts. Plusieurs responsables de ces fonds, interrogés par les chercheurs, ne leurs ont pas caché qu’ils considèrent les efforts en matière de RSE comme du gaspillage. Plus précisément, si le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) occasionne des coûts empêchant le fonds d’atteindre la rentabilité attendue, il convient de s’en passer. « Du point de vue de ces responsables de fonds activistes, investir dans des plans de durabilité à long terme entre donc en conflit avec leur objectif de maximiser les performances financières à court terme ».
Démontrer aux actionnaires majoritaires et aux dirigeants d’une grande entreprise que la présence à leur capital de fonds activistes revient à prêcher à des convaincus. Mais l’article académique ne donne pas de piste précise pour s’en prémunir. En France l’association Paris Europlace a proposé une série de huit recommandations, parmi lesquelles une « déclaration de présence » du fonds activiste à partir d’un seuil très faible d’actions détenues et une obligation de vigilance dans ses déclarations, qui vaut aussi pour la cible. Actuellement les relations entre activistes et cibles sont loin d’être apaisées et font les choux gras des cabinets d’avocats : Amber Capital a fait condamner Lagardère pour non-publication des comptes de la holding de contrôle, et en contrepartie le groupe français réclame en justice 84 millions d’euros de dommages et intérêts pour « déstabilisation, dénigrements et harcèlements ».