En juin 2014 le Royaume-Uni fut le premier État non-musulman à émettre une obligation islamique (sukuk) pour un montant, assez modeste, de 200 millions de livres. Une opération restée isolée, mais renouvelée à son échéance en 2019. Au Luxembourg en revanche le sukuk souverain de 200 millions d’euros lancé en septembre 2014 n’a pas eu de successeur, après le remboursement intervenu au début de l’automne 2019. Et la Bourse n’y cote plus que six de ces produits obligataires.
Mais si le Grand-Duché a été amené à revoir sérieusement (et sans doute définitivement) à la baisse ses ambitions de devenir un hub de la finance islamique, ce n’est pas entièrement la faute des autorités et des professionnels qui ont déployé beaucoup d’efforts dans ce sens. Ainsi les émissions mondiales de sukuk étaient-elles en 2018, malgré une nette reprise, inférieures d’un tiers à leur niveau moyen de 2012 à 2014. Les chiffres sont têtus : ils montrent que, dans toutes ses composantes, dont les sukuk ne constituent d’ailleurs qu’une faible partie, la finance islamique marque aujourd’hui le pas. Les espoirs mis dans ce segment au début des années 2000 n’ont pas porté leurs fruits. Mais ils pourraient renaître à la faveur des nouvelles tendances technologiques et de l’évolution des attentes des investisseurs.
À première vue, la finance islamique a connu une forte croissance dans les années 2000. En 2018 selon l’Islamic Financial Services Board (IFSB), le montant total des actifs conservés ou gérés selon les principes de la Charia s’élevaient à quelque 2 200 milliards de dollars dans le monde, soit un triplement en dix ans. Dans le même temps le nombre d’établissements actifs dans ce segment a fortement augmenté. On en compte aujourd’hui plus de 500, dont environ 200 sont des entités dépendant de banques classiques, exerçant dans soixante pays : le potentiel est énorme, la planète abritant désormais près de deux milliards de musulmans.
Mais ces chiffres flatteurs doivent être relativisés. Selon l’IFSB les actifs gérés dans les trois piliers de l’activité (intermédiation bancaire, produits financiers et assurance) ne représentaient qu’un pour cent du total mondial, une proportion qui peine à décoller. Leur croissance, bien que non négligeable (6,9 pour cent en un an) s’est ralentie. Même si cela est largement dû à la forte dépréciation de certaines monnaies locales par rapport au dollar, on reste très en-deçà des prévisions qui voyaient la finance islamique tutoyer les 3 000 milliards en 2020.
L’activité est très concentrée géographiquement. Les six pays du Golfe (Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Qatar) qui ne comptent pourtant que 55 millions d’habitants (0,3 pour cent du nombre total de musulmans), pesaient 42,4 pour cent des actifs, les autres pays du Moyen-Orient et ceux d’Afrique du nord en rassemblaient 25,1 pour cent et l’Asie 28,2 pour cent. La concentration est encore plus visible dans l’activité bancaire d’intermédiation (collecte de dépôts et distribution de crédits) où les pays arabes, l’Iran et la Turquie représentent 80 pour cent du total. Les douze pays possédant un secteur bancaire islamique « d’importance systémique » comptent pour 91 pour cent des actifs bancaires islamiques mondiaux.
Ces chiffres illustrent les limites du phénomène. Ainsi plusieurs pays comptant une importante population musulmane ne figurent pas dans la liste des 36 juridictions suivies par l’IFSB. En partie par manque de données (Somalie, Sud Soudan, Éthiopie) mais aussi parce que ce segment de la finance y est inexistant ou embryonnaire. Le cas le plus flagrant est celui de l’Inde (près de 180 millions de musulmans) mais le constat vaut aussi pour le Maroc (33 millions), la Chine (vingt millions) ou encore la Russie (seize millions).
Seuls deux pays (Iran et Soudan) ont un secteur bancaire totalement islamique. Dans les autres la « banque islamique » coexiste avec un secteur bancaire classique et sa part de marché ne dépasse les vingt pour cent que dans huit cas, dont cinq pays peu peuplés du Golfe persique. Parmi les 26 autres, la part de marché a diminué dans onze cas, avec l’Algérie, l’Égypte et la Turquie dont la population cumulée dépasse 190 millions d’habitants, soit trois fois et demi celle des pays du Golfe. Et dans les pays occidentaux où les musulmans sont nombreux comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les États-Unis (cumulant près de quinze millions de personnes se réclamant de l’islam) la pénétration de la finance islamique est dérisoire. C’est dire qu’elle ne séduit guère en dehors d’un cadre géographique restreint et que ses « cibles naturelles » lui font largement défaut : au Maroc la banque islamique ne représentait à fin 2018 qu’un pour cent de l’encours global des prêts à l’économie !
Elle présente pourtant plusieurs avantages intéressants dans le contexte actuel. La finance islamique est considérée comme plus sûre. Les sukuk, par exemple, doivent avoir obligatoirement un sous-jacent réel. Dans le cas du sukuk souverain luxembourgeois il s’agissait de trois immeubles appartenant à l’État, situés au Kirchberg et à Strassen. Pendant cinq ans les loyers perçus étaient reversés aux investisseurs par la société propriétaire en guise « d’intérêts ». Comme la Charia interdit également la spéculation, les produits dérivés ne sont pas utilisés (la couverture des opérations se faisant par d’autres moyens). Une des conséquences de cette gestion prudente est que les banques islamiques sont réputées plus saines que les établissements classiques. Dans une étude académique publiée en 2019, qui a porté sur 65 banques de treize pays, on découvre qu’elles sont bien capitalisées (ratio de fonds propres proche de vingt pour cent), très liquides et peu endettées (leverage ratio de onze contre plus de vingt pour un échantillon de 22 banques américaines et européens).
Par ailleurs, sur plusieurs points, la finance islamique se rapproche de la « finance responsable » qui est dans l’air du temps. En effet elle proscrit les investissements dans les secteurs qui touchent à l’alcool, au tabac, aux armes et au jeu. Par ailleurs elle pose comme principe de partager les profits comme les pertes. La finance islamique est rentable. Selon le rapport de l’IFSB, le return on equity (ROE) du secteur bancaire islamique mondial s’est élevé à 13,6 pour cent en moyenne mobile pour les années 2014 à 2018, davantage que celui enregistré par les banques classiques au cours de la même période aux États-Unis (11,9 pour cent) et dans l’UE (7,2 pour cent). En 2018 comme en 2017, la plupart des indices boursiers islamiques ont mieux performé que les indices classiques et avec une volatilité moindre en raison de l’exclusion des services financiers et d’une plus grande exposition à des secteurs « vertueux » comme la santé. Enfin l’Islamic Fund Index construit par Eurekahedge, fondé sur 234 fonds « shariah-compliant » a affiché une croissance moyenne de 3,6 pour cent par an entre février 2010 et février 2020.
Pourquoi alors une si faible pénétration et une si faible progression ? La finance islamique est réputée difficile à mettre en place, surtout en dehors des pays majoritairement musulmans. Des produits spécifiques doivent être conçus puis agréés par l’Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions (AAOIFI) basée à Bahreïn, avant de l’être par les autorités de tutelle du pays de commercialisation. Les établissements distribuant des produits « charia-compatibles » doivent être eux-mêmes agréés par l’AAOIFI. Un processus long et coûteux, sans garantie que, par exemple en matière d’épargne, la collecte atteigne une masse critique pour rentabiliser la nouvelle offre.
Quant aux clients, surtout ceux qui vivent dans les pays les plus évolués du monde musulman et en Occident, ils ont accès dans leurs banques habituelles à une vaste gamme de produits et de services, qui, bien que non respectueux des principes religieux, leur sont beaucoup plus familiers et sont plus simples à utiliser. Mais la finance islamique pourrait profiter de plusieurs opportunités pour rebondir. La finance verte, par exemple, sans jeu de mots (le vert étant la couleur de l’islam). Plusieurs experts estiment ainsi que, en raison de leurs nombreux points communs, les investissements conformes à la Charia pourraient bénéficier de la popularité croissante des fonds thématiques dans divers pays européens. De plus, des pays comme la Malaisie, l’Indonésie et les Émirats Arabes Unis ont lancé au cours des dernières années des « sukuk verts » dont la collecte sera destinée au financement de projets durables et responsables, une démarche activement soutenue par le FMI et la Banque mondiale. Ils pourraient atteindre seize pour cent des émissions totales. La finance islamique n’échappe pas, elle non plus, au développement des fintechs. Dans son rapport « Islamic Finance Outlook 2019 Edition », S&P Global Ratings pense qu’à moyen terme, elles pourraient entraîner de vraies disruptions sur le marché de la finance islamique. Au sein des fintechs, très appréciées des jeunes musulmans qui veulent eux aussi échapper au système bancaire classique, la dimension « Charia-compatible » avait jusqu’ici été un peu oubliée voire ignorée, par exemple dans le segment prometteur du crowdfunding.
Terre d’élection des fintechs, Londres s’est récemment positionnée sur ce créneau, avec la création en 2018 du UK Islamic FinTech Panel. Les États-Unis, l’Indonésie et les Émirats sont les autres pays comptant le plus de start-ups (90 au total). Mais cette géographie pourrait changer, car selon S&P ce sont les pays musulmans ayant une forte population rurale ayant encore peu accès aux produits et aux services financiers qui pourraient le plus profiter des fintechs. C’est le cas de l’Afrique du nord et de l’Afrique subsaharienne.