C’est avec l’accent Éislécker et la bonhomie de l’ancienne élue locale qu’Agny Durdu tente ces jours-ci de vendre le Conseil d’État comme institution « ouverte ». La Haute Corporation qu’elle préside ne serait pas « une maison fermée où ne se mènent que de grandes discussions intellectuelles », expliquait-elle aux auditeurs de RTL-Radio. « Ce n’est pas comme si on ne regardait pas la télé ou n’écoutait pas la radio. On connaît les problèmes du pays. » En janvier, la tenue d’une réception de Nouvel An (une première) fut interprétée par les médias comme un début de glasnost.
Le Conseil d’État se présente comme un organe technique, contrôlant la conformité juridique, légistique et constitutionnelle des projets de lois, mais s’abstenant d’en juger « l’opportunité politique ». Sur Radio 100,7, Durdu évoquait « la distance et la coolness » de l’institution. Le Conseil d’État demande à être jugé sur pièce, c’est-à-dire sur ses avis. Or, une relecture des avis sur les grandes réformes économiques et fiscales fait apparaître, de manière plus ou moins explicite, une continuité idéologique.
En juin 1929, le Conseil d’État assiste à la naissance de l’offshore luxembourgeois, en avisant favorablement la loi sur les sociétés holdings. La perspective que celles-ci allaient prendre la forme de sociétés boîtes-aux-lettres rassure les Sages : « Notre intérêt bien entendu nous recommande de faciliter l’établissement de holdings pures, auxquelles toute activité industrielle ou commerciale sera interdite. Les capitaux internationaux très importants investis dans ces holdings mèneront chez nous une vie pour ainsi dire inerte et ne sauraient susciter des complications. »
En décembre 1980, le Conseil d’État veille à verrouiller à double-tour le secret bancaire, qui allait jeter les bases au boom de la banque privée. Le gouvernement proposait de placer les banquiers sous l’article 458 du Code pénal (« Hebammen-Paragraph ») aux côtés des médecins, sages-femmes, curés, avocats et autres destinataires des confidences d’autrui. Le secret bancaire devrait s’étendre à « l’ensemble du personnel » des banques et non aux seuls administrateurs et directeurs, préviennent les Sages. Et de faire l’éloge d’une surveillance financière accommodante – décrite comme « un modus vivendi par le dialogue et la concertation » – et d’une législation bancaire « à la fois assez stricte et suffisamment souple pour s’adapter aux besoins économiques du moment ».
En février 1991, les Sages interviennent dans le processus législatif comme commis de la CLT. Leur avis sur l’ouverture du paysage audiovisuel s’apparente à une tentative de sabotage d’une radio publique qui n’était pas encore née. La fréquence 100,7 MHz devrait revenir à RTL, la radio publique pouvant diffuser ses émissions à des « heures indiquées ». Cet « arrangement » proposé par le Conseil d’État aurait dissout la Radio 100,7 dans le complexe RTL. Les Sages stipulent une « primeur relative qui doit revenir à l’aspect économique des choses et ce finalement dans l’intérêt bien compris de tous », rappelant que, dans un passé récent encore, la CLT était « le plus gros contribuable du Luxembourg ». Puis, tirant un parallèle avec le pavillon maritime nouvellement lancé, de disserter sur « la politique cohérente et conséquente » du Grand-Duché qui, en commercialisant son droit d’émission électronique, aurait su « mettre à profit l’un des attributs de sa souveraineté ».
En mai 1991, le Conseil d’État avise un projet de loi limitant l’usage des chlorofluorocarbones (« FCKW », en allemand), substance qui appauvrit la couche d’ozone. La résorption du trou d’ozone, grâce à une action internationale concertée, est restée comme un des grands succès de la politique environnementale du XXe siècle. Mais à l’époque, les Sages songent d’abord au level playing field. Ils soupçonnent le législateur « de vouloir prendre, par rapport aux autres pays, notamment ceux de la CEE, une position de pointe trop poussée ». Ce volontarisme écologiste exprimerait une « attitude par trop extrême [qui] risque d’entraîner en fin de compte plus d’inconvénients que d’avantages ».
En novembre 2016, le Conseil d’État pond son avis sur la réforme fiscale du ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP). Le document avalisé par les Sages se lit comme un catalogue de revendications des Big Four : « abaissements supplémentaires » de l’impôt sur les sociétés, déductibilité fiscale des tantièmes, introduction d’un « régime incitatif » pour la propriété intellectuelle. L’avis va jusqu’à s’offusquer de la non-introduction des intérêts notionnels. (Mais passe pudiquement sous silence l’existence du régime, très possiblement anticonstitutionnel, des stock options.) La ficelle est tellement grosse que l’identité du rapporteur finit par fuiter dans le Wort : Alain Kinsch, chef d’EY, visiteur du soir du DP et co-auteur de l’accord de coalition. Dans la Plénière du Conseil d’État, l’avis pro-domo crée quelques remous, mais finit par être avalisé.
En janvier 2020, le Conseil d’État coule « Dac 6 ». La transposition luxembourgeoise d’une directive européenne obligeait les « intermédiaires » commercialisant des montages fiscaux agressifs à en avertir au préalable le fisc. Pour amadouer les avocats d’affaires, le ministère des Finances a pourtant prévu un traitement de faveur, leur permettant d’anonymiser l’identité de leurs clients. (Le Barreau restait pourtant furieux, fustigeant un « travail de sape » de leur secret professionnel.) Reprenant l’argumentaire de la Chambre de commerce, les Sages estiment que ce traitement de faveur revenait à discriminer les experts-comptables dans le business lucratif de l’optimisation fiscale. Sous peine d’opposition formelle, ils exigent que « l’obligation de déclaration » devrait être intégralement biffée, vidant par-là « Dac 6 » de sa substance.
Un libéralisme au penchant pragmatique voire opportuniste, prêt à transiger avec les grands principes, c’est le leitmotiv qui ressort de ces citations, pour la plupart extraites des « considérations générales » qui ouvrent les avis, mais qui n’ont pas forcément une incidence sur le processus législatif. (Elles se sont d’ailleurs raccourcies au fil des décennies.) La prétention du Conseil d’État de rédiger des avis apolitiques semble témoigner d’une bonne dose de mauvaise foi. Mais dans ses Cahiers de prison, Gramsci notait déjà que, comme les intellectuels de la noblesse de robe « éprouvent avec un ‘esprit de corps’ le sentiment de leur continuité historique ininterrompue et de leur ‘qualification’, ils se posent comme autonomes et indépendants du groupe social dominant ».
Mais à la règle business friendly, il y a également des exceptions. En avril 2014, le Conseil d’État désamorce la fondation patrimoniale, le trust « made in Luxembourg » rêvé par Luc Frieden, en rappelant certains principes de base du Code civil, comme la réserve héréditaire. En octobre 2016, le Conseil d’État tance les titres de séjour réservés aux HNWI, estimant que « les seules considérations financières ne sauraient constituer une raison suffisante pour attirer au Luxembourg des personnes fortunées de pays tiers. » En avril 2017, les Sages mettent dans l’embarras le ministre de l’Économie, Étienne Schneider (LSAP), alors en voyage de prospection dans la Silicon Valley, en soulevant de délicates questions sur la légalité du « space mining » : « Les exploitants ne risquent-ils pas de se voir confisquer les ressources qu’ils ont extraites de corps célestes par des autorités étrangères ? »
Les 21 conseillers d’État sont représentatifs de l’establishment luxo-luxembourgeois : hauts fonctionnaires, magistrats, avocats, politiciens non-réélus. (« Et gëtt jo heiansdo gesot, de Statsrot wier de Kierfecht vun ofgedéngte Politiker », disait le député CSV Léon Gloden en 2017 à la Chambre.) À ce noyau dur se sont greffés au fil des décennies quelques membres honoraires : syndicalistes respectables, professeurs de lycée ambitieux, médecins encartés, et même l’un ou l’autre permanent d’ONG. (Sans oublier le 22e membre, un descendant de la famille Nassau, en la personne de Guillaume, censé y apprendre le métier de Grand-Duc). Depuis 2015 et la fin des mandats de Françoise Thoma et de Kik Schneider, plus aucun banquier ne siège au Conseil d’État ; un signe de l’affaiblissement du lobby bancaire, éclipsé par les Big Four et l’industrie des fonds.
Le Conseil d’État a une origine honteuse qui lui est régulièrement rappelée. L’institution fut créée par le coup d’État monarchique et réactionnaire de 1856, qu’avait mené le roi-grand-duc et le « parti des fonctionnaires » contre le régime parlementaire. En mai 2017, un an et demi avant de rejoindre lui-même la Haute Corporation, le chef de la fraction socialiste Alex Bodry rappelait « l’essence conservatrice » qui avait longtemps caractérisé une institution créée pour « calmer quelque peu les ardeurs des représentants élus du peuple ». Et de citer un discours prononcé par l’ancien Premier ministre Joseph Bech (CSV) en 1956 : « En face du principe dynamique en politique, le Conseil d’État représente les valeurs de stabilité, de tradition [...]. Ce n’est pas la politique qui doit dominer dans le sein du Conseil d’État, mais bien l’expérience, la science, l’impartialité et la modération. »
Le secrétaire général du Conseil d’État, Marc Besch, est un personnage discret mais central de l’institution. Aucun des conseillers interrogés n’était en mesure de le situer politiquement, un hommage indirect à sa réserve. En 1990, il entre au service du Conseil d’État, qui comptait alors une demi-douzaine de fonctionnaires. Il en est devenu la mémoire vivante et siège dans toutes les commissions. Pour chaque avis, ses services préparent de volumineuses « fiches techniques » à l’intention du rapporteur. Elles compilent entre autres tous les anciens avis.
Le Conseil d’État veut éviter « les processions dansantes » et veille à la constance, la continuité et la cohérence des avis. Les conseillers sont exposés à une certaine peer pressure. Celle d’être prévisible, de garder la ligne qu’ont tracée leurs prédécesseurs. Un conseiller téméraire voulant briser avec la doctrine a intérêt à s’armer jusqu’aux dents. Il risque de déclencher des dizaines heures de négociations ; puis une fois rentré chez lui, de devoir entièrement revoir sa copie. Le Conseil d’État garde secret les noms des rapporteurs : les avis seraient le résultat d’un brouillon collectif, d’un travail collégial de rédaction, d’une recherche de consensus.
Les commissions se réunissent une fois par semaine. Leur déroulement est fastidieusement méticuleux. Trois heures durant, de la première à la dernière ligne, le projet d’avis est lu à haute voix par le rapporteur et commenté par les six autres collègues, en cercle restreint. Un poste au Conseil d’État est donc chronophage, ce que traduit la rémunération qui, en brut, s’élève à 6 300 euros par mois. (Une somme qui décroît avec chaque réunion manquée.)
Dans un avis rédigé au début des années 1990 pour la Gréng Alternativ Partei (un des deux ancêtres des Verts), l’avocat Marc Elvinger remarquait que « le Conseil d’État joue fréquemment un rôle que beaucoup qualifieront de conservateur ». Si ces critiques ne « sont pas dénuées de fondements à tous égards », il faudrait cependant reconnaître que ce conservatisme du Conseil d’État aurait aussi « ses mérites » : « Ainsi, le Conseil d’État s’avère-t-il très souvent être le dernier gardien de la rigueur en matière législative ». Les conseillers se plaignent en effet de textes peu cohérents et mal rédigés – au point qu’ils se voient forcés à jouer au maître d’école, corrigeant la ponctuation et la syntaxe des projets de loi. Alors que les fonctionnaires sont dépassés par l’européanisation et la complexité des dossiers et que les députés se complaisent dans une « selbstverschuldete Unmündigkeit », c’est finalement au Conseil d’État qu’il revient de sauver les apparences.
Mais le conservatisme inné peut se révéler comme paralysie lorsqu’il s’agit par exemple de résoudre la crise du logement qui menace la cohésion sociale du pays. Constitué de seuls Luxembourgeois, le Conseil d’État a érigé en fétiche la protection de la propriété foncière et immobilière. Un projet de loi qui donne l’impression d’y remuer peut s’attendre à un feu nourri d’oppositions formelles. Avec Martine Lamesch, une représentante du complexe immobilier a réussi son entrée au Conseil d’État. C’est l’institution elle-même qui avait coopté l’avocate en 2018, à l’issue d’une fronde dirigée contre la candidate des Verts, la juriste et présidente d’ATD Quart Monde, Joëlle Christen, dont la spécialisation en droit de la famille ne correspondait pas au profil recherché.
Dans la pratique, le Conseil d’État a une interprétation très limitée du conflit d’intérêts. Une réforme du Barreau peut être avisée par un avocat, une réforme fiscale par un manager d’un Big Four, une réforme de l’Enseignement secondaire par un professeur de lycée. Martine Lamesch plaide régulièrement la cause des propriétaires terriens contre le ministère de l’Environnement. (Elle est, par ailleurs, l’ex-épouse du promoteur Marc Giorgetti.) Siégeant dans la commission Développement durable et Infrastructures, elle est en position de bloquer les velléités d’expropriation, avec l’appui d’une jurisprudence favorable aux propriétaires, et cela jusqu’en 2030, lorsque son mandat se terminera.
Nommé en janvier 2014 au Conseil d’État, le député déchu Lucien Lux (LSAP) avait pu être suspecté d’y défendre les intérêts du promoteur Flavio Becca, l’unique client de Minga, sa société de « services d’agent d’affaires » (résultat en 2018 : 262 000 euros). Or, placé à la commission Affaires sociales, il semble surtout remplir le rôle de l’ancien syndicaliste. En mars 2018, le Conseil d’État a ainsi sorti un avis clairement marqué à gauche sur le Revis, dans lequel on lit une mise en garde contre le risque « d’un balancement du dispositif ». L’idée même d’un revenu minimum garanti risquerait d’être diluée par la multiplication des contraintes imposées aux plus faibles.
Le fait que les commissions sont composées selon les compétences et non selon la couleur politique, provoque des déséquilibres. La Commission Économie et Finances est ainsi fermement ancrée à centre-droite. Présidée par l’avocat d’affaires Patrick Santer (CSV), elle compte parmi ses membres le chef d’un Big Four (Alain Kinsch, DP), deux hauts fonctionnaires (Dan Theisen, spin doctor du DP, et Marc Colas, ancien homme de confiance de Juncker), un ancien magistrat (Georges Wivenes, CSV), un avocat (Marc Thewes, CSV) ainsi que le Grand-Duc héritier. L’entrée d’Alex Bodry dans cette commission ne permettra que de légèrement contrebalancer cette hégémonie noire-bleue.