Nation branding Un luminaire suspendu d’une valeur de 10 000 euros, des litographies d’artistes scandinaves pour quelques dizaines d’euros pièce ou deux « aquagravures » signées Sumo (artiste localement connu) estimées entre 1 500 et 2 000 euros. La maison de ventes Lux-Auction mettra dimanche 9 février aux enchères le mobilier de la banque privée Nordea, en liquidation volontaire. L’établissement, dont le portefeuille a été repris par UBS, succombe au passage à la transparence fiscale et à l’accroissement réglementaire. La vente soldera l’héritage du passé.
L’avocat Alain Steichen l’avait prédit dès avril 2013. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) venait d’annoncer qu’en 2015 les administrations fiscales s’échangeraient les informations détenues sur les comptes de leurs ressortissants respectifs. 300 milliards d’euros d’avoirs n’allaient plus bénéficier du secret bancaire, prévenait l’oracle spécialiste des questions fiscales. « Plus de la moitié des banques privées pourraient disparaître », avait lancé Alain Steichen avec fracas. Une soixantaine de banques seraient concernées, détaillait l’AFP, présente lors du « petit-déjeuner presse » annonciateur. La dépêche était reprise internationalement et développée ensuite par le New York Times et France Inter. La radio publique française, réputée de gauche, garde en ligne l’entretien réalisé avec l’avocat cette année-là. Il y évoque « ces banques de petite taille et à la rentabilité faible » qui ne passeront pas le cut. « Sans doute, il y aura des pertes d’emploi (...), mais pas plus de deux ou trois pour cent », expliquait Alain Steichen. La place comptait 147 banques fin 2013. 26 232 personnes y travaillaient. Elles étaient 26 438 en septembre 2019 (derniers chiffres disponibles sur le site de la Banque centrale), soit un tout petit peu plus. En revanche, la CSSF ne recense plus aujourd’hui que 129 établissements de crédit dans sa dernière newsletter et le chiffre chutera dans les prochains mois si l’on en croit différents échos recueillis sur la place. Alain Steichen pourrait bien avoir raison.
Les banquiers privés de l’ABBL ont tenté de faire illusion lors de la présentation de leur rapport annuel en septembre (d’Land, 13.09.2019). Les chiffres mis en exergue avaient été choisis à dessein. Le président du Private Banking Group, Pierre Étienne (par ailleurs administrateur délégué de Pictet Luxembourg), fustigeait ainsi « les Cassandres » qui prévoyaient « la fin de la banque privée luxembourgeoise avec la disparition du secret bancaire ». Les diagrammes montrés par le lobby des banques privées mettaient en valeur les quelque 400 milliards en gestion auprès des opérateurs locaux. Ce ne sont plus les sous des dentistes belges, qui sont réputés avoir garni les coffres des banques locales avec de l’argent non déclaré à leurs percepteurs d’impôts avant 2013, mais ceux de personnes fortunées européennes d’origines plus lointaines, faisait-on valoir. Les avoirs de résidents des juridictions voisines ne pèsent plus que seize pour cent du volume total. Mais ils n’en représentaient en fait que 25 en 2011 ! Les banquiers privés se targuent d’avoir fait la culbute vers les sacrosaints HNWIs (pour High-net-worth individuals) dont la fortune serait clean. « Ce type de clientèle, en règle générale, utilise les mailles de la législation fiscale, mais ne commet pas de fraude fiscale », réagit Me Steichen auprès du Land. 56 pour cent des avoirs appartiennent à des clients dotés de plus de vingt millions d’euros. Alain Steichen a eu tort, selon le PBGL. « C’est tout le contraire qui s’est passé », s’était permis Pierre Étienne. Le message s’adressait au gouvernement pour que la banque privée revienne en grâce à ses yeux et qu’il lui donne les outils pour affronter l’adversité.
Banque dans le cloud D’autres nuages s’ajoutent à la fin du secret bancaire. Quels sont-ils ? Les coûts réglementaires ont explosé. Outre leur volonté de taper fort sur les évadés fiscaux, les États veillent dorénavant à ne pas devoir refinancer leurs banques en cas de crise. Les réglementations imposent ainsi une connaissance précise de l’origine des avoirs et une gestion du risque sans faille. Les régulateurs observent avec attention. En témoignent les multiples sanctions prononcées par la CSSF depuis 2015. Puis il y a l’environnement de taux bas, voire négatifs, qui réduisent les marges d’intérêts.
Dans une logique de place, l’arrivée de nouvelles banques en provenance d’horizons variés a caché la misère. Les Américaines J.P. Morgan et Citi ramènent, parallèlement au Brexit, un peu de gestion de fortune en sus de leur administration de fonds. Certaines Chinoises s’y risquent comme Bank of China. Puis il y a les Suisses (treize banques en comptant les succursales). Toutes utilisent le Grand-Duché comme booking centre (en vertu de la libre prestation de service) pour la clientèle de l’Union européenne. L’augmentation de la valeur boursière (l’index MSCI World a pris dix pour cent annuellement depuis dix ans) et l’arrivée de nouveaux gros clients, notamment en provenance de France, mais dont beaucoup se déclarent résidents (22 pour cent de la clientèle des banques privées « vit » au Luxembourg et n’est pas concernée par le common reporting standard), explique l’accroissement du volume total. Il profite surtout aux grands établissements.
L’observation du classement des banques réalisé tous les ans par le Wort corrobore la vision d’Alain
Steichen. Dans l’ordre alphabétique et pour se limiter à sa première page : La banque ABLV a signé des exercices déficitaires tout le long (les résultats commencent en 2012 et s’arrêtent en 2018) à l’exception de 2016. Elle a fermé en 2018 suite à une affaire de blanchiment au niveau de la maison-mère lettone. ABN Amro signait des exercices en dents de scie. Son portefeuille client a été acheté par BGL BNP Paribas en 2018. L’Andorrane Andbank opère régulièrement à pertes ces dernières années. Banco
Popolare dell’Emiglia Romagna évolue proche du seuil fatidique depuis 2012. Banco BTG Pactual est arrivée puis repartie. Julius Baer a signé deux gros déficits, à 19 et 17 millions, d’euros après que la banque suisse a déménage son hub de Francfort à Luxembourg en 2017. L’Espagnole Bankinter réalise pertes sur pertes, mais jamais plus de deux millions d’euros. (Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), s’est renseigné l’été dernier à Madrid sur les velléités de la banque au Grand-Duché.) Banque Carnegie a perdu quelques centaines de milliers d’euros après avoir gagné autour de quatre millions d’euros par an les années précédentes. Son portefeuille a été repris par UBP (Union bancaire privée) l’année dernière. Banque Hapoalim a opéré dans le rouge pendant six années consécutives avant de signer un exercice positif. La rentabilité d’Havilland, proche de zéro, génère des craintes sur la banque de la famille Rowland. Sans parler des risques de blanchiment inhérents au secteur, comme l’a souligné la CSSF fin décembre.
Au niveau financier, seules les banques privées les plus importantes paraissent immunisées. Banque de Luxembourg signe par exemple des profits d’une régularité admirable au-dessus de soixante millions d’euros. « Il y a encore trop de banques au Luxembourg et en Europe ! Certaines ne vont pas survivre dans l’environnement économique actuel », avait lancé le régulateur en chef Claude Marx lors d’une conférence de l’association des administrateurs (l’Ila) en novembre (des propos relevés par Paperjam).
Diet vs fat Bank La voie semble indiquée : c’est grossir ou partir. Même si quelques banques tentent une via media en « succursalisant » pour limiter les contraintes réglementaires (pas de licence, moins de reporting, conseil d’administration light, garantie des dépôts moindre), la solution ne paraît que temporaire. Les transferts de portefeuille se multiplient. BGL BNP Paribas a repris celui d’ABN Amro, EFG celui de BSI, DekaBank celui de West LB. KBL, rebaptisée Quintet la semaine passée, choisit la croissance externe depuis quelques années et se développe grâce aux dollars de ses propriétaires qataris sur le marché européen, quitte à revenir en Suisse, la Mecque de la banque privée. KBL avait vendu sa filiale locale à la BIL en 2015, alors que les deux établissements partageaient le même actionnaire (à 90 pour cent pour la banque de la route d’Esch). Elle y fera son retour sous l’appellation Quintet une fois l’acquisition de Bank Am Bellevue validée par les régulateurs. Les royals Al Thani associent dans la manœuvre deux anciens d’UBS (qui prennent 0,01 pour cent du capital selon la communication du groupe), Juerg Zeltner et Jakob Stott, qui à leur tour enrôlent leurs pairs formés en Confédération. C’est là, dans le Saint des saints bancaires, que la place luxembourgeoise pense retrouver un second souffle. Une mission financière, présidée par le ministre, se rendra à Genève et Zürich les 10 et 11 mars prochains.
Car grossir ne suffit plus. Dans la dernière édition du mensuel Agefi, parue cette semaine, le financier François Masquelier (directeur de Simply Treasury) s’appuie sur une étude de Mc Kinsey pour prescrire : « Banks must transform, evolve or die ». Les banques suisses ont bougé en termes d’innovation produits et ont rattrapé le retard pris en matière de digitalisation. Les Luxembourgeoises veulent s’inspirer. D’autant plus que leur clientèle vieillit (préoccupation majeure sur la place). « On a de plus en plus de clients qui décèdent, tout simplement », nous dit un banquier. Les directions doivent gérer le changement de la consommation bancaire : du client - âgé maintenant - qui a pris l’habitude de régler ses affaires en ligne directe avec son banquier, à la génération suivante qui, depuis son smartphone, aimerait jouir d’un minimum de contraintes.
Comment s’assurer que la next gen reste à bord ? Tel est l’enjeu. Le développement de produits thématiques, comme des investissements durables, répondrait à une partie de leurs préoccupations. La certification des conseillers financiers, à l’instar du CCF helvétique, pourrait aussi être une voie à suivre. La création de trusts à la luxembourgeoise (la fondation patrimoniale est « cryogénisée » depuis l’arrivée de Pierre Gramegna rue de la Congrégation) est également souhaitée par le secteur. Elle permettrait de lier la famille à la banque. Le recours aux family offices n’est plus un tabou. Ces structures qui mettent en concurrence les offres bancaires au bénéfice de leurs clients sont davantage vues comme des apporteurs d’affaires. Tout comme le sont les fiduciaires (réunies au sein de l’ALPP)… même si les comptes omnibus, dans lesquels elles peuvent embarquer de l’argent douteux, effraie certains établissements. Puis il y a les gestionnaires de fonds de private equity, représentées par le LPEA, un secteur d’investissement prometteur quand actions et immobilier menacent de chuter. Les banquiers privés se réveillent pour éviter le destin prédit par Alain Steichen.