L’expert fiscal Keith O’Donnell, 52 ans, nous reçoit à la veille des fêtes de fin d’année au siège de l’entreprise qu’il dirige, Atoz, face à l’aéroport. Quelques jours plus tôt, lors d’un séminaire pour professionnels (Meetincs) à l’Hôtel Royal, il avait exposé des considérations plutôt critiques pour un aspirant aux bonnes grâces gouvernementales en cette année 2020 de renaissance fiscale (c’est en tout cas ce qu’on espère dans le monde de l’entreprise). Désireux d’en savoir plus, nous sollicitons un entretien. Tiré à quatre épingles, look de premier de la classe et phrasé amical, celui qui préside la branche locale du think tank international de la fiscalité, l’Ifa, explique calmement pourquoi le gouvernement devrait supprimer l’impôt commercial communal, décupler la taxe carbone appliquée au kérosène, inciter fiscalement le recours au transport collectif, sponsoriser davantage l’acquisition de véhicules électriques, mais aussi réintroduire les droits de succession et taxer lourdement les propriétaires fonciers. Quand nous le rencontrons, Keith O’Donnell, chef d’une boîte fondée et présidée par le libéral Norbert Becker, porte une cravate bleue au recto, rouge au verso.
D’Land : Monsieur O’Donnell, 2020 est-ce une année décisive en matière de fiscalité ?
Keith O’Donnell : Elle devrait. J’espère qu’elle le sera. Le grand public et les entreprises attendent le gouvernement à ce tournant.
Commençons par les personnes physiques et cette hausse graduelle des accises sur les carburants qui semble injuste, car dépourvue de progressivité, mais pas seulement…
Si on regarde cette mesure comme instrument pour lever de l’impôt, on peut dire qu’elle est efficace. Va-t-elle réduire l’empreinte carbone des gens comme l’objectif le prévoit ? On en doute fortement. Si on regarde la barre fixée par différentes institutions autour de 75 dollars par tonne de dioxyde de carbone, le niveau d’accises, on y est déjà. Est-ce que cela a freiné l’utilisation des voitures particulières à essence ou diesel ? Non. Doubler les accises ne freinerait sans doute pas davantage l’utilisation de voitures personnelles.
Dans l’absolu, la hausse finance la gratuité des transports publics…
Oui, il faut regarder du côté des dépenses et des investissements qui pourront acheminer les gens vers le transport public. D’autres parties plus ésotériques et néanmoins intéressantes comme le carpooling doivent être considérées. On limite non seulement les émissions carbones, mais aussi le trafic sur les routes. C’est un levier peut-être plus facile à utiliser, mais qui, j’ai l’impression, est un peu perdu de vue. Et là un levier fiscal peut être ajouté.
Comment ?
En défiscalisant une partie des trajets et/ou l’essence pour les utilisateurs. L’État doit porter sa part de responsabilité en l’espèce. Non pas en développant les plateformes, mais en défiscalisant le recours au covoiturage et en finançant des voies dédiées (un chantier lancé tout doucement, ndlr). La fiscalité punitive ne sera jamais assez lourde pour décourager les gens de prendre leur voiture. Et pour un petit pays ouvert comme le Luxembourg, augmenter substantiellement les accises précipiterait simplement l’installation des stations services de l’autre côté de la frontière. Idem pour les camions. S’ils n’achètent pas leur carburant ici, ils le feront en France, en Belgique ou en Allemagne. Il faut viser les voitures plutôt que l’essence. Pourquoi ne pas copier le modèle de la Norvège ? Son gouvernement a changé la fiscalité pour qu’en fin de compte une voiture électrique coûte autant qu’un modèle thermique.
Ne voyez-vous pas aussi des incohérences au niveau de l’aérien ?
La taxation du kérosène est ridicule, quatre euros par tonne à comparer aux 80 pour l’essence des voitures. C’est insensé.
Sauf si on considère que deux entreprises majeures au niveau national opèrent dans l’aviation ?
C’est possible, mais ce n’est pas un problème luxembourgeois. L’Europe a fait un effort en envisageant une taxe carbone pour les avions, mais elle a dû y renoncer pour des raisons concurrentielles. J’espère qu’on va relancer cette idée, au moins pour les vols intérieurs, en introduisant une taxe raisonnable sur le carburant des avions. Le moment est venu de le faire. Et là, le Luxembourg doit se montrer actif, nonobstant les deux fleurons luxembourgeois impactés par une telle taxe.
Vous militez pour la baisse du taux nominal d’imposition conjointement à l’élargissement, au niveau international, de la base fiscale des entreprises. La baisse de l’impôt sur les sociétés serait en partie financée par les personnes physiques. Ne faudrait-il pas l’expliquer ?
Il y a toujours des arbitrages à faire. Un des volets de l’imposition sur les sociétés est l’impôt commercial communal (ICC). Une autre taxe qui est plutôt communale, c’est l’impôt foncier. Au Luxembourg, il s’élève au dixième du taux moyen de l’OCDE. Ne pourrait-on pas augmenter l’impôt foncier pour réduire, voire abolir, l’ICC ? L’approche est relativement simple. Cela aurait un effet de vase communicant. La masse des coûts ne change pas. Les recettes ne changent pas non plus. On pourrait finalement mettre fin à ce système de deux impôts (IRC + ICC) qui, à l’étranger, est assez difficile à comprendre. On accepte totalement les arbitrages, mais celui-là nous semble évident.
Quel est le degré de faisabilité d’une telle mesure ?
L’ICC (autour de six pour cent, ndlr) a une sorte de statut de vache sacrée. Je ne sous-estime pas la difficulté d’aborder un tel sujet. Néanmoins on continuera à dire haut et fort que c’est certainement la fenêtre pour le faire. Les finances de l’État sont en relativement bonne condition. Une réforme est annoncée. Le gouvernement est en place depuis quelques années. Quand le faire sinon maintenant ? Restaurons la compétitivité qu’on est en train de perdre.
Mais cet impôt foncier pèserait sur les personnes physiques…
Tout à fait. L’effet n’est pas neutre sur les différents contribuables. Après, je pense qu’il y a lieu de distinguer plusieurs cas. Pour celui qui occupe sa maison ou son appartement, on peut imaginer une exonération ou des taux réduits. Puis il y a les propriétaires de plusieurs maisons ou terrains, des biens qui ont une grande valeur pour l’État et pour la société en général et qui ne sont pas taxés du tout. Dans un contexte de pénurie de logement, rester assis sur un terrain constructible ne coûte rien. C’est une anomalie.
Le Luxembourg est, en termes de progressivité, un très mauvais élève. Les personnes disposant d’un fort revenu ou d’un très haut capital peuvent déduire via différents mécanismes : le régime des warrants, l’investissement locatif, la non taxation du foncier (ni le stock ni les transactions via les Fonds d’investissement spécialisé)…
Il faut nuancer. Si on parle de quelqu’un qui a un important patrimoine foncier, je suis d’accord. Nous sommes un mauvais élève. Mais pour quelqu’un qui gagne un salaire, les taux marginaux sont quand même assez élevés. Si on considère le rapport du Conseil économique et social, on voit quand même qu’un nombre limité de contribuables paie une grande partie des recettes. Pour ce qui est de la capacité redistributive, c’est là où il y a eu le plus de croissance ces dernières années. L’impôt sur les sociétés a augmenté, mais la grande croissance, c’est sur l’imposition des personnes physiques. Il est intéressant de constater qu’une grande partie des revenus de l’État est tirée des personnes physiques.
Quelles conclusions tirer ?
C’est dû au tissu économique luxembourgeois doté d’une forte valeur ajoutée. Cette construction du PIB se fait beaucoup par une taxation des personnes qui travaillent. Notre économie est beaucoup plus dans la tête des gens que dans des industries et les actifs fixes. Ce qu’on devrait vouloir faire, c’est attirer plus de gens. Qu’est-ce qui attire ces gens ? En général ce sont des entreprises. Alors si on attire des entreprises, même si on n’est pas vraiment gagnant sur l’imposition des sociétés, on génère des recettes importantes sur les revenus des travailleurs.
Maintenant les effets de Beps commencent à être digérés au Luxembourg et ailleurs. Des pays, et notamment les places financières internationales, se sont positionnés. Le gouvernement a jusque-là été plutôt timide en matière de compétitivité.
Tout le monde nous attend. C’est clair.
Quelles sont les attentes d’un conseiller fiscal international qui a des clients qui se posent la question d’arriver, de partir ou de rester ?
Certains posent clairement la question : ‘Si notre base s’élargit fortement, que se passe-t-il avec le taux, car l’intérêt de rester au Luxembourg devient nettement moindre ?’ On parle de la réforme fiscale. Pour le moment on doit un peu botter en touche, car on n’en a pas vu les contours. Quand on voyage et que les entreprises nous demandent pourquoi elles devraient s’installer au Luxembourg, on a beau avoir des attraits non fiscaux, la fiscalité joue quand même. Je dis ça en tant que fiscaliste, et on me consulte sans doute pour ça, mais il est aujourd’hui difficile de vendre le Luxembourg comme un pays à fiscalité intéressante.
Le AAA c’est bien, mais pas à n’importe quel prix…
Voilà. Tout est question de prix. Mais ce n’est jamais un facteur seul. Contrairement à il y a dix-quinze ans où on pouvait vendre le Grand-Duché sur sa seule fiscalité, aujourd’hui ce n’est plus possible. La fiscalité est un des piliers du Luxembourg, il ne faut pas se leurrer. Pas question de dumping fiscal, mais il faut viser entre quinze et 19 pour cent de taux nominal (autour de 25 pour cent aujourd’hui, ndlr).
Vous ne semblez pas trop y croire…
À quoi ? Que ça va se passer ? Quand j’écoute le débat politique, je vois mal le gouvernement actuel faire passer ça auprès des différents membres de sa coalition. C’est pourtant où il faut aller. Nos intérêts (ceux du cabinet, ndlr.) sont très alignés avec ceux du Luxembourg.
D’autres leviers ne doivent-ils pas être actionnés auprès des partenaires de coalition pour que chacun y trouve son compte ?
Tout à fait. Une série de sujets méritent d’être évoqués. Le régime de succession en ligne directe est très favorable au Luxembourg, c’est encore peut-être l’une de ces vaches sacrées, mais quand on creuse… une explication pour ne pas y toucher consiste à dire que le capital a été taxé en tant que revenu, puis en tant que revenu de capitaux et que le taxer à la succession serait l’imposer une troisième fois. Une autre vision importante est celle de l’efficacité. Si on doit choisir entre taxer une personne qui travaille et une autre oisive, un économiste préconiserait de taxer l’activité passive. Sur le plan de l’équité et de l’efficacité, l’exemple est relativement flagrant.
Autre iniquité fiscale, l’investissement locatif…
En effet, si j’achète un appartement d’une valeur de 750 000 euros pour le louer, le gouvernement va me donner des « subsides » fiscaux en tant que bailleur qu’on chiffre à plus de 110 000 euros. En revanche si on veut acheter le même appartement et l’habiter, l’État n’en donne que 70 000. C’est une concurrence déloyale. Le rendement annuel net du propriétaire bailleur est en sus entretenu par l’avantage fiscal (déductibilité de la dette, ndlr). Donc il sera prêt à payer plus cher. Évidemment c’est à lui que le promoteur va vendre. Cela fait grimper le prix de l’immobilier.
Et pourquoi n’arrive-t-on pas à changer le régime de la taxe foncière ?
Tant qu’il n’y avait pas le besoin on ne se posait pas vraiment la question. Maintenant que des arbitrages doivent se jouer… L’ICC c’est une question de courage politique. Il y a aussi un lien avec l’accès au logement. Une imposition foncière plus moderne n’encouragerait-elle pas les gens à libérer le potentiel de 2 800 hectares dans des PAG prêts à être construits ? Le fait que ça ne coûte rien n’encourage pas les gens à le faire. Est-ce qu’on ne pourrait pas aussi viser de manière punitive les Baulücken (PAG et PAP) ? Dans certains pays, c’est allé jusqu’à trois pour cent de la valeur d’un terrain. En outre, et je le dis en capitaliste convaincu, l’État devrait intervenir beaucoup plus dans le logement. Qu’il maîtrise l’investissement en infrastructure et la viabilisation de certains terrains. C’est aussi un État qui peut emprunter à des taux très favorables.
Au fond, quelle est la substantifique moelle de cette réforme ?
Les deux enjeux sont le logement et l’environnement. Le troisième, un petit peu moins visible du grand public, est l’imposition sur les sociétés. Il est lié à des changements majeurs sur le plan international au cours des dix dernières années. Le timing est logique. L’opportunité est là. Tous les voyants sont au vert pour faire quelque chose d’un peu visionnaire et courageux. J’espère que le gouvernement en place le fera. Cela nécessite que tout le monde descende un peu de ses positions traditionnelles. On a été relativement bons à ça dans le passé. Je pense, sans vouloir exagérer l’enjeu, que nous en sommes à un point d’inflexion comparable à la crise de la sidérurgie ou à la crise financière. Là, on le voit un peu moins et c’est peut-être le piège, mais nous y sommes.
Une réforme très attendue
L’enjeu premier de la réforme annoncée par le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), est l’individualisation. S’ajoutent l’environnement et le logement. Mais dans un contexte de concurrence internationale et puisque les entreprises logent au cœur de la problématique fiscale, celles-ci font entendre leur voix. L’UEL, qui rassemble les velléités de chacun des lobbys sectoriels, privilégie une approche holistique pour justifier (c’est la principale revendication depuis 2015), une baisse substantielle du taux nominal d’imposition face à l’élargissement de l’assiette fiscale et de la baisse généralisée de l’impôt sur les sociétés. L’imposition c’est la compétitivité-prix du pays. Une petite économie doit jouir d’un impôt moindre que les grandes, explique Jean-Paul Olinger, directeur de l’UEL et fiscaliste de profession (ancien associé chez KPMG). Les capitaux étrangers, à l’origine de l’établissement d’entreprises sur le sol luxembourgeois, sont attirés par des mesures fiscales préférables à celles des juridictions environnantes, plus encore quand le taux nominal d’imposition d’un pays comme la France converge vers celui du Luxembourg. Le patronat semble anxieux. Manquer cette opportunité génèrerait un effet de cliquet en la défaveur des entreprises nationales. L’occasion ne se présentera plus de la législature et la réforme de 2015, qualifiée de « réformette » dans les sphères d’affaires, fait figure d’épouvantail. Jusqu’à générer un certain désespoir. Reste à savoir s’il est feint ou sincère. Pour l’instant, l’UEL n’a pas eu de réunion sur le sujet avec le gouvernement. Le ministre des Finances a pour l’heure notamment vu l’OGBL, la CGFP et la CSL. Mais une fois les contacts engagés avec l’UEL, les discussions prévues pour cette année pourraient aller très vite. Quelques semaines, nous dit-on. Le temps politique de rédaction du texte et de passage à la Chambre, durerait ensuite autour de six mois si l’on part du principe que la réforme fera bien l’objet d’une loi à part entière et non d’un aréopage de mesures inscrites au prochain texte budgetaire. Le ministère des Finances promet une mise en œuvre au cours de la législature. Pour les entreprises (comme pour le gouvernement), pas question d’urgence, mais de travail profond et bien fait. L’annonce d’un objectif de taux sur plusieurs années ferait l’affaire. pso