« Easy target » Ce lundi, l’homme d’affaires Jho Low se définit comme une « cible facile ». Dans la première interview qu’il accorde à un média (en l’occurrence le Straits Times à Singapour) depuis quatre ans et le début de sa cavale, cet ancien proche du Premier ministre malaisien déchu, Najib Razak, dit avoir été l’instrument d’ambitions politiques supérieures. Depuis 2015, l’intéressé est accusé d’avoir mis en place l’un des plus importants détournements de l’histoire. Entre 2009 et 2014, 4,5 milliards de dollars ont été siphonnés du fonds souverain 1MDB (One Malaysia Development Berhad) qu’il conseillait, par le truchement de Najib Razak lui-même. Jho Low, 38 ans aujourd’hui, avait rencontré le beau-fils du dirigeant, Riza Aziz, lorsqu’il étudiait à Londres au début des années 2000. Il en est resté proche jusqu’à financer ses films… avec de l’argent mal acquis. Riza Aziz dirige la société de production Red Granite à l’origine de The Wolf of Wall Street, avec (et coproduit par) Leonardo Di Caprio dans le rôle d’un banquier, Jordan Belfort, perverti par l’argent et la gloire.
Dans un subtil jeu de miroirs dont on ignore le sens de la réciprocité, Jho Low manigance et lève des milliards, aux dépens du fonds censé soutenir le développement économique de la Malaisie, et donc profiter à ses contribuables. Il opère à l’international. Il s’appuie sur ses accointances originaires du Moyen Orient, en partie issues des familles dirigeantes d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. L’homme d’affaires asiatique travaille avec Khadem Al Qubaisi (Kaq), alors à la tête du fonds souverain émirati Ipic (International Petroleum Investment Company). Ils créent ensemble des joint ventures bidon, appuyées sur des actifs pourris ou des engagements aux dépens de 1MDB, pour lever des grosses sommes. Des cadres de la banque d’investissement Goldman Sachs se font graisser la patte pour assurer les manœuvres financières (levées d’obligations). D’autres banques, comme BSI, facilitent les transferts. La même mécanique est opérée avec Tarek Obaid, un Saoudien résident en Suisse qui a créé sa boîte de conseil en énergie, Petrosaudi. Avec sa complicité, Low lève plusieurs centaines de millions de dollars, toujours aux dépens du fonds public.
Alcool, filles nues et amende administrative Les sous atterrissent dans les poches de ces happy few, y compris du Premier ministre. Ils financent un train de vie qui s’emballe. L’épouse de Najib Razak dépense des millions dans les joailleries new yorkaises. L’Émirati Kaq apparaît sur des clichés de boîtes de nuit, les siennes, avec des gogo-danseuses. Tarek Obaid sombre dans les addictions (selon des témoignages de proches). Jho Low affiche son visage poupon à des soirées jet set. À ses côtés, Paris Hilton sabre le champagne avec ses dents.
L’argent levé indûment permet surtout à ces quelques individus d’investir. Massivement pour celui que les journalistes du Wall Street Journal, Tom Wright et Bradley Hope, qualifient de « Billion dollar whale ». Avec la journaliste britannique Clare Rewcastle Brown, ils ont précédé la justice dans sa révélation. Mais le 21 juillet 2016, le Department of Justice américain et son unité spécialisée Kleptocracy Asset Recovery Initiative officialisent la traque judiciaire. Ils la dévoilent à grand fracas dans une saisie record (estimée à un milliard de dollars) sur une partie des emplettes de Jho Low : des villas à Beverly Hills, des propriétés à New York, un super-yacht de 120 millions de dollars, un jet, un diamant gros comme le poing et bien sûr des Picasso, Monet ou Basquiat. Apparaissent alors aussi des fonds placés dans les coffres d’Edmond de Rothschild Luxembourg au nom d’une société, Vasco, dont le bénéficiaire économique est Khadem Al Qubaisi. Ces fonds ont depuis été gelés par les autorités luxembourgeoises. La banque a elle été sanctionnée en juin 2017 par le régulateur, la CSSF, avec une amende record de neuf millions d’euros.
Canular téléphonique Certains protagonistes réapparaissent ce mercredi dans une surprenante mise en scène à Putrajaya, capitale administrative de la Malaisie. Devant les caméras et un Facebook live, la directrice de la commission anticorruption dévoile des extraits de conversations téléphoniques du Premier ministre enregistrées en 2016. On l’entend manœuvrer pour se défaire de sa responsabilité dans des détournements qu’il a toujours niés (cela a marché au niveau national jusqu’en 2018 et son départ du pouvoir, mais il affronte la justice depuis plusieurs semaines). Au téléphone, les enquêteurs identifient notamment le prince héritier de l’Émirat d’Abu Dhabi, Mohammed Al Nahyane, comme destinataire d’un appel composé le 22 juillet 2016. Najib Razak évoque les « dark clouds » que constituent les révélations faites la veille à Washington sur les mécanismes de détournement de 1MDB. Dans une conversation à la frontière du pathétique et du surréaliste, le Premier ministre malaisien supplie « his Highness » de lui accorder un rendez-vous, quitte à sauter dans un avion le samedi suivant direction les Émirats. À défaut de rencontre, car le prince craint que le public n’en apprenne l’existence, Najib implore d’accepter un accord pour « son fils », Riza, associé « malgré lui » aux malversements financiers liés à sa production The Wolf of Wall Street. Il demande à son interlocuteur d’intervenir auprès du Sheikh Mansour, Vice Premier-ministre de l’Émirat et président du fonds Ipic de valider un mécanisme de paiement qui pourrait faire passer l’argent versé à la maison de production pour un prêt.
Let’s make it happen Les mécanismes financiers mis en œuvre dans cette vaste opération de blanchiment, opaque et complexe bien à propos, passent par le Grand-Duché, marié à la finance internationale pour le meilleur et pour le pire. Un volet, jusqu’à maintenant passé inaperçu dans la presse, attire l’attention dans une plainte publiée par la justice américaine en 2017. En 2012, Jho Low entreprend d’investir aux côtés du fonds émirati (Abu Dhabi) Mubadala et de Koweit Investment Authority dans des sociétés liées au groupe de private equity new yorkais Electrum. Les intérêts sont rassemblés dans une chaîne de sociétés baptisées JW Aurum dont la tête est domiciliée aux Îles vierges britanniques. Deux filiales luxembourgeoises sont attachées via un mécanisme obligataire. Celui-ci devait agir comme une lessiveuse et brouiller encore l’origine de l’argent. Le revenu des sociétés au Grand-Duché, juridiction à considérer ici comme onshore, sont générés par des intérêts de la dette intragroupe.
Les autorités américaines détaillent les mécanismes et présentent les parties prenantes. « Les minutes du conseil d’administration de JW Aurum Series J (LUX) S.a.r.l. indiquent que le 20 décembre 2012, autour de trois heures, une assemblée a été organisée au 43 avenue John F. Kennedy ». Étaient présents à cette réunion, parmi d’autres, Taek Szen Low, le frère de Jho, en tant qu’administrateur, de même que des employés de Baker & McKenzie, en tant que représentants de Jynwel Capital, groupe international qui porte les intérêts de la famille Low… en réalité beaucoup d’argent public malaisien. Avant d’atterrir sur les comptes de BSI Luxembourg, 150 millions de dollars transitent via une multitude de comptes bancaires, ils étaient passés par le compte personnel de Jho Low et celui de sa famille. Personne n’a trouvé à redire parmi les parties prenantes (notaire, avocats, fiduciaire, banque). « Ce qui s’est passé ne pourrait plus se produire », témoigne aujourd’hui un interlocuteur associé au dossier. Il désigne le contrôle affuté du régulateur.
Too little too late Selon nos informations, la Cellule de renseignement financier a repéré la structure douteuse en 2015 quand Jho Low a acquis sa notoriété liée à 1MDB. Elle en a prévenu les autorités américaines. Mais l’argent était déjà reparti. Au Luxembourg, on nous explique qu’il n’y avait pas gros à pêcher sinon éventuellement le responsable conformité de l’établissement bancaire. Puis BSI Luxembourg a été absorbée dans EFG en 2017, donc plus de personne morale à poursuivre ici… les sociétés luemgbourgeoises JW Aurum sont maintenant placées sous administration via un trust mandaté par la justice américaine. Elles sont « gérées en extinction », nous dit l’un des administrateurs. Ces sociétés sont en fait liées à un accord passé entre Jho Low et la justice américaine en novembre dernier. L’homme d’affaires malaisien s’y engage à restituer un milliard de dollars d’actifs. Le « consent » ne préjuge en rien de la culpabilité ou de l’innocence (le cas échéant) de Jho Low.
Le gros du dossier luxembourgeois réside dans l’instruction ouverte en avril 2016 et relative à quatre virements effectués en 2012 et 2013 sur les comptes de Kaq chez Edmond de Rotshchild, pour une valeur de 473 millions de dollars. L’ enquête vise l’établissement, le « PEP » (politically exposed person) émirati et son banquier d’alors, Marc Ambroisien. Aucune inculpation n’a (encore) été prononcée dans cette entreprise d’envergure qui a conduit quelque 90 policiers en les locaux de l’établissement bancaire le 29 juin 2016, jour du premier délibéré Luxleaks. Coïncidence savoureuse s’il en est, la juge qui avait inculpé le journaliste du procès Luxleaks Édouard Perrin en 2015 (pour violation du secret professionnel entre autres), acquitté dès la première instance, instruit aujourd’hui le dossier Edmond de Rothschild / 1MDB dont la publicité a été faite via la diffusion en avril 2016 d’un reportage réalisé par la maison de production qui emploie Édouard Perrin, Premières lignes, prestataire de Cash investigation (France 2). L’avenir de la procédure est incertain. Les avocats espèrent convaincre le juge que l’amende prononcée par la CSSF contre la banque (une procédure administrative non contentieuse) suffit à sa condamnation (en vertu du principe non bis in idem) et que poursuivre l’ancien banquier ne fait pas de sens si son employeur de l’époque n’est pas poursuivi.
Khadem Al Qubaisi a lui été condamné en juin dernier aux Émirats à quinze ans de prison. L’on comprend dans les milieux judiciaires qu’il est placé sous cloche pour ne pas qu’il communique ce qu’il sait sur d’éventuelles personnes proches du pouvoir qui auraient été impliquées. Or, dans l’enregistrement diffusé ce mercredi, Najib Razak demande spécifiquement au prince héritier de contacter le cheikh Mansour, qui n’est autre que le petit frère du dirigeant, pour trouver un accord sur un prêt bidon dans le cadre du financement de Wolf of Wall Street comme s’il était, lui, la personne de contact du Premier ministre malaisien. Un sujet à aborder lors de la mission économique sur place à la fin du mois.