Stade « Nous n’étions qu’une poignée d’enseignants de lycée qui faisaient de la recherche durant leur temps libre », se souvient Fernand Fehlen. L’époque des pionniers qu’il décrit semble remonter à des temps immémoriaux, mais ce n’était que les années 1980-90. Son collègue économiste Raymond Bisdorff et lui commencèrent par étudier le champ politique de la Ville de Luxembourg avec de premières contributions statistiques exploratoires dès 1984, puis la création de la cellule Stade (Statistique et décision) au Centre universitaire en 1993, dix ans avant la création de l’Université du Luxembourg. Ce mardi, Raymond Bisdorff ouvrit la Conférences interdisciplinaire d’études sur le Luxembourg, qui avait lieu toute la journée durant à la Chambre des députés, et Fernand Fehlen la clôtura vers 18 heures. Le colloque, organisé par la Chaire de recherche en études parlementaires de l’Uni.lu et l’administration parlementaire, faisait défiler une dizaine de chercheurs de l’Université et du Statec, ainsi que de jeunes doctorants ou post-doc pour « un hommage rendu par des chercheurs qui ont repris le flambeau dans le même esprit engagé voulant contribuer à travers leurs recherches à une réflexion critique sur la société luxembourgeoise ». Fehlen plaida toujours aussi passionnément pour la création d’une chaire de sociologie à l’Université, parce que « c’est important que l’Université se consacre aussi à la société luxembourgeoise ».
Désintérêt Le colloque, ouvert au public, se déroula pourtant devant une salle plénière presque vide. Seule une vingtaine de personnes – quelques démographes (de TNS-Ilres), des représentants des organisations d’étrangers, quelques citoyens anonymes, deux journalistes et un seul député (Charles Margue, Déi Gréng ; plus, à certains moments, le président Fernand Etgen, DP) – y participèrent. Comme si la connaissance du pays et de ses habitants n’était pas d’une si grande importance pour les politiques. Mais peut-être qu’il s’agissait aussi d’un problème de communication. Ou que l’« individuation » galopante qu’allait constater le politologue Philippe Poirier dans son exposé, l’absence d’engagement pour la communauté, a déjà atteint la sphère politique ?
Chaire parlementaire « Je me souviens du lancement de la Chaire parlementaire », raconta le secrétaire général de la Chambre des députés Claude Frieseisen mardi soir. C’était son idée, développée après avoir rencontré un chercheur d’une telle Chaire au Québec, « cela a pris six ou sept ans avant d’être accepté, je l’ai présenté plusieurs fois au Bureau de la Chambe et j’ai été recalé deux fois », avant que le parlement signe finalement, en 2011, un accord de partenariat avec l’Uni.lu. La troisième convention pluriannuelle de ce type a été signée en 2018 et s’étend jusqu’en 2022, incluant le lancement d’un master en études parlementaires à la prochaine rentrée académique. La Chaire a repris les projets de suivi des élections lancés à partir de 1999 par une équipe autour de Fernand Fehlen au CRP-Gabriel Lippman, se basant au début sur des données élaborées en collaboration avec le Crisp (Centre de recherche et d’informations socio-politiques) à Bruxelles. Aujourd’hui, la Chaire parlementaire est attachée à la Faculté des Sciences humaines, des Sciences de l’éducation et des Sciences sociales (FSHE) à Belval et est dirigée par le politologue Philippe Poirier. Elle est encadrée par un comité de pilotage composé de députés émérites et d’un comité scientifique composé de Claude Frieseisen et de chercheurs français et québécois spécialisés dans ce domaine. Elle a une dizaine de collaborateurs ponctuels, essentiellement des politologues (Raphaël Kies, Patrick Dumont) et des juristes (Jörk Gerkrath, Luc Heuschling) et des partenariats avec des institutions internationales. L’Université a sept autres chaires payées par des « fournisseurs de capitaux externes » (selon son site) comme Atoz (« for european and international taxation »), SES (« in satellite communication and media law »), ArcelorMittal (« of steel and façade engineering ») ou la PayPal Pearl Chair. La Chambre des députés est à ce même titre client et financier de la Chaire parlementaire, qu’elle subventionne à hauteur de 339 850 euros pour quatre ans, couvrant entre autres les frais de quatre bourses doctorales, plus entre 35 000 et 190 000 euros pour des projets d’enquêtes spécifiques.
Confidentiel En ce moment, Philippe Poirier et son équipe finalisent les rapports sur les études Elect 2018 (élections législatives de 2018), Euro 2019 (élections européennes) et Societas 2019 (panels de discussions approfondies avec des citoyens sélectionnés), dont les premiers résultats ont été présentés au Bureau du Parlement vendredi 24 janvier, mais qui sont gardées sous les verrous jusqu’à leur publication définitive annoncée pour l’été. Impossible d’avoir accès aux données, pourtant doublement financées par des deniers publics (Université et Parlement), officiellement (selon le président et le secrétaire général de la Chambre) parce qu’elles ne sont pas encore complètes. Les partis, pourtant, en sont friands, parce que les résultats leur permettent d’orienter leurs stratégies politiques et électorales. Tous ont demandé des présentations individuelles à Philippe Poirier, qui raconte avoir déjà passé des heures et des heures avec chacun des partis lors de la présentation de la première tranche de résultats, en mars 2019, deux mois avant les européennes. Pour cette fois, il a reçu des invitations, ainsi que des demandes d’informations plus pointues que les slides présentés au bureau. Il considère que cela fait partie de sa mission de service public.
Zeitenwende Le rapide survol de l’évolution démographique et politique du pays que dressèrent les chercheurs mardi montre une croissance impressionnante : de 204 028 habitants en 1871, le Luxembourg est passé à 626 000 habitants en début de cette année, avec des passages de paliers de 100 000 qui se rapprochent – le dernier a été franchi en huit ans –, expliqua François Peltier du Statec. Avec un taux de fécondité très bas au Luxembourg, cette croissance est due à 84 pour cent à un excédent migratoire. Le pays compte désormais un taux de 47,5 pour cent de résidents non-Luxembourgeois, la plus grande communauté restant les Portugais, une augmentation de la part de Français et une diminution de l’immigration italienne. On voit surtout une immigration qui se diversifie : 13,6 pour cent viennent de pays tiers. Même si la « bombe » du référendum de 2015 (Bisdorff) – 78 pour cent des électeurs ayant refusé l’ouverture du droit de vote aux étrangers – ne fut évoquée qu’en marge mardi, le rétrécissement du corps électoral reste un souci énorme.
Coexistence Pour l’économiste Isabelle Pigeron-Piroth (Uni.lu), il n’y a pas un marché, mais une pluralité de marchés du travail au Luxembourg. Un paysage professionnel qui a lui aussi connu un développement extraordinaire en 25 ans, de 203 300 salariés en 1994 à 439 800 en 2019, la part des travailleurs frontaliers ayant presque quadruplé (passant du quart du salariat à la moitié). Les différents marchés coexistent, avec quatre secteurs principaux d’activité : le commerce, la finance, la construction et l’administration publique, comptant chacun autour de 50 000 salariés. Il y a en outre un marché global, qui recrute à l’international (finance, fonction publique européenne, grandes multinationales) et un marché local, dont le recrutement est transfrontalier. Plus de trente pour cent des Luxembourgeois (40 500 personnes) se réfugient dans le secteur protégé, plus vaste que la seule administration publique (dans laquelle ils sont à 88 pour cent luxembourgeois, tendance à la baisse). Ces différents segments coexistent de manière paisible, notamment grâce à la croissance économique qui perdure. Les résidents sont très tolérants, notamment en ce qui concerne les pratiques linguistiques, insista Peltier : Ils parlent en moyenne 2,2 langues différentes, seuls les Français sont plus rétifs au plurilinguisme, et le luxembourgeois n’est pas en perte de vitesse.
Pluriculturalisme Avant chaque échéance électorale, raconta Philippe Poirier mardi, il prend sa voiture et traverse le grand-duché d’Est en Ouest et du Nord au Sud, pour voir sur place quelles sont les différences visibles, combien a été construit, quel est l’état des infrastructures et des villages. « Il faut connaître le terrain », estima aussi Fehlen. Savoir comment vivent les gens qui vont aller aux urnes, afin de peut-être mieux comprendre leurs choix électoraux. Ce qu’a constaté Philippe Poirier, par ces excursions, mais aussi et surtout les sondages d’opinion et les consultations de citoyens, c’est non pas le multiculturalisme, mais le pluriculturalisme de la société luxembourgeoise. Pas un vivre ensemble, mais un vivre côte-à-côte, dans lequel le « racisme latent » entre communautés est en perte de vitesse grâce, là encore, à la croissance économique.
Consommer avant tout Les échanges menés dans le cadre de l’étude Societas ont montré que, bien que le logement reste l’inquiétude majeure de la population (loin devant l’immigration), « l’acte de consommation est l’acte principal des résidents luxembourgeois », relate Poirier. Et si l’immigration est si bien accueillie, c’est parce que les résidents reconnaissent son apport à la croissance économique. Le politologue dresse le portrait inquiétant d’une société en voie d’individuation, dont les citoyens se replient sur l’oïkos, le foyer. L’engagement pour la communauté, via la vie associative, les syndicats ou les partis politiques diminue. « La multiplicité et la solitude certaine des communautés formant le Luxembourg empêche la constitution d’un véritable espace public », lit-on dans un résumé de l’étude mis à disposition de la presse. Ce phénomène d’individuation se voit aussi dans l’usage des réseaux sociaux, selon Poirier, et dans l’indétermination politique jusqu’au dernier moment : lors des deux dernières échéances électorales, quarante pour cent des électeurs ont fait leurs choix politiques durant la dernière semaine avant les élections. Une spontanéité qui a surtout profité aux libéraux et aux Verts, peut-être aussi aux Pirates, et desservi les grands partis très structurés comme le LSAP ou le CSV. Le consumérisme et la croissance économique sont probablement aussi un des freins à l’établissement d’un véritable parti populiste de droite, lança pour sa part Léonie de Jonge, qui vient de terminer sa thèse de doctorat sur le sujet à l’Université de Groningen, « mais peut-être aussi que nous sommes juste en retard par rapport aux Pays-Bas » sourit-elle.
Transformation des valeurs Pour Philippe Poirier, cette « transformation des valeurs » qu’a connue le Luxembourg ces trente dernières années laissa présager les résultats électoraux des derniers scrutins, notamment des législatives de 2018, avec d’abord une importante porosité entre les votes CSV et DP, puis un glissement des primo-votants vers les écologistes et les libéraux. « L’écologie politique marche à travers l’individuation, explique-t-il vis-à-vis du Land. Le vote vert n’exprime souvent pas une écologie sociale, mais de plus en plus souvent du conservatisme : ‘ma petite sécurité à moi’... ».
Philippe Poirier voudrait voir instauré un « Observatoire permanent du politique au Luxembourg », qui suivrait toutes ces évolutions politiques et sociétales de manière plus systématique. L’accord politique lui aurait déjà été accordé, reste à le mettre en place.