Aussitôt que Luc Frieden se fait prendre en photo, transparaît l’ancien politicien et le souci de la mise en scène qui continue de l’animer : Il regarde droit dans l’objectif, le sourire figé. Il hésite entre différents décors jugés « plus cool » que la terne salle de réunion où se tient l’interview. Frieden finit par suivre son penchant pour l’apparat : il prend la pose dans l’immense salle de conférence, qui vient d’être rebaptisée « Salle Michel Wurth », au quatrième étage de la Chambre de commerce.
Sur une semaine, il passerait en moyenne deux jours à la Banque internationale à Luxembourg (Bil), deux jours au cabinet d’affaires Elvinger & Hoss et une journée à la Chambre de commerce. Élu président de l’institution en avril 2019, au bout d’un scrutin aux modalités byzantines, Luc Frieden n’y dispose ni de bureau, ni de secrétaire, ni de voiture de service. La charge, répète-t-il, serait honorifique. Celui qui se disait « habitué à construire, à être créatif » et ne se sentait aucune d’envie « d’être assis du matin au soir » sur les bancs de l’opposition au Parlement « en tirant une mine grognon », comme il le racontait à Radio 100,7 en avril dernier, réapparaît aujourd’hui comme une sorte de Grand-Duc du patronat.
Il faisait ainsi figure de elder statesman lors de la visite du roi des Belges et lors de la mission économique au Maroc. « Un volet, dit-il, dans lequel je souhaite très fortement m’investir ». Car en tant qu’ancien ministre, il aurait « un grand avantage dans le protocolaire ». (En 2018, la Chambre de commerce a organisé quinze missions économiques, notamment vers l’Ukraine, la Russie et la Chine.) Frieden comprend les rouages administratifs, la logique de coalition, les pressions européennes. Mais, chose non moins importante, il sait recevoir convenablement, faire du small talk sans dire quelque chose d’inapproprié.
Face à la presse, il colle à ses éléments de langage. Ils reviennent, quasiment au mot à mot, dans chacune de ses interviews. Il aime ainsi évoquer « la très grande cohérence et continuité » qui aurait marqué sa vie, à savoir son « engagement pour le pays et le développement économique ». Frieden cite même à deux reprises John F. Kennedy (« Ask not what your country can do for you… »), expliquant qu’il pourrait faire « plus d’argent », s’il n’était pas président de la Chambre de commerce, s’il se bornait à sa carrière d’avocat d’affaires et de président de banque. Sa carrière politique, répète-t-il, serait derrière lui. Il ne se présentera plus aux élections, ne participera plus aux congrès du CSV. Il n’aurait jamais brigué le poste de président de la Chambre de commerce, ni participé aux discussions préalables, dont il était « l’objet », quasiment malgré lui. L’idée lui aurait été soumise par le président de l’ABBL, Guy Hoffmann, qui se serait également occupé à déblayer le terrain auprès des autres fédérations patronales.
Le gouvernement ne s’opposa pas à l’ancien ministre CSV. Avec le nouveau ministre de tutelle de la Chambre de commerce, Franz Fayot (LSAP), les relations risqueront de devenir plus tendues. Dans les prochaines années, les deux avocats d’affaires (l’un gauche hipster, l’autre conservateur néolibéral) voyageront beaucoup ensemble, tentant de vendre « Luxembourg Inc. ». Or, en 2013, Fayot junior s’était lancé dans la campagne électorale en publiant un violent pamphlet intitulé « The Talented Mr Frieden » visant à démonter l’aura de « premier de la classe » du ministre CSV. (Étant encore associé chez Elvinger & Hoss, Fayot se devait pourtant de brièvement mentionner « les mérites » qu’aurait eus Frieden pour la place financière.)
Luc Frieden veut que la Chambre de commerce fasse usage de sa prérogative de rédiger des propositions de loi. Il pourrait ainsi s’imaginer faire écrire des textes législatifs sur des sujets comme la blockchain ou le droit des sociétés. Justement, dans une interview avec le Land, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) avait critiqué son prédécesseur pour ne pas avoir embauché assez de fonctionnaires, une carence qui aurait conduit le ministère à avoir recours à « des tiers » pour rédiger des projets de loi. « Cette critique est très vraie, dit Luc Frieden. J’étais un ministre très économe et j’ai commencé par mon propre ministère en refusant d’embaucher plus de personnel. Comme le cordonnier mal chaussé. » Était-ce une erreur politique ? Luc Frieden hésite. « Oui… peut-être. »
Mais, ajoute-t-il aussitôt, il serait « tout à fait normal de s’acheter ponctuellement le know-how d’experts » pour traiter de matières « très techniques ». Car en fin de compte, ce serait la Chambre des Députés « qui décide ». Frieden ne regrette rien. Interrogé en mai 2019 par Paperjam s’il était gêné par le fait qu’il soit présenté comme « le dernier parangon de l’opacité au Luxembourg », il se disait « fier » d’avoir pu « développer un système qui protège et respecte les données privées et qui a rendu le Luxembourg compétitif et attractif ».
Frieden veut se concentrer sur des sujets – finalement assez vaporeux – que sont la digitalisation, le commerce international, l’Europe et la formation. La « position syndicale » est tenue par Nicolas Buck, le président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), qui adore se mettre en scène comme enfant terrible du patronat. Buck intervient sur les questions, autrement plus controversées, du droit du travail, de la fiscalité et de la sécurité sociale. Le cumul pratiqué par Michel Wurth, président de UEL et de la Chambre de commerce, avait brouillé les différences entre les deux organisations patronales. La division du travail entre Frieden et Buck l’a rendue apparente : au premier, les honneurs représentatifs et l’export ; au second, le sale boulot politique luxembourgeois.
« La communication n’a peut-être pas été parfaite », répond Luc Frieden à la question si les sorties de Nicolas Buck (« On s’est fait niquer pendant quarante ans ») n’auraient pas fini par isoler le patronat. Or, la position de l’UEL refléterait celle de la Chambre de commerce. Beaucoup de choses auraient été « confondues » dans le débat public. Le patronat n’aurait nullement l’intention de remettre en cause le dialogue social, garant de la « stabilité ». On ne croirait tout simplement plus qu’au sein du Comité permanent du travail et de l’emploi, des négociations ouvertes soient encore possibles, puisque les accords seraient en réalité conclus en amont.
Si Frieden ne voit pas d’intérêt à faire revivre dans l’immédiat la tripartite sous sa forme ancienne, soit « trente personnes dans une salle, avec des caméras attendant devant la porte », il peine à formuler une alternative. Il évoque « différentes formes de tables [Dëscher] » autour desquelles on pourrait discuter », notamment de la question de la croissance, dans un cadre « plus informel, pas forcément institutionnel ».
Quitter la présidence de Saint-Paul, éditrice du Wort, aurait été « une condition… ou plutôt un souhait » formulé par Michel Wurth. En retour, Frieden se retrouve à la tête d’une institution aussi ancienne que l’État luxembourgeois, dotée de 110 millions d’euros de réserves financières, d’un parc immobilier conséquent et d’un appareil de 130 employés. C’est presque trois fois plus que le nombre de fonctionnaires que comptait le département ministériel rue de la Congrégation en 2013.