Folklore ? « Parfois, les pétitions publiques sont décrites comme s’il ne s’agissait que de folklore, et cela me rend triste. Parce que ce n’est pas du tout le cas ! », affirme la députée CSV Nancy Kemp-Arendt, présidente de la commission des Pétitions de la Chambre des députés (une des rares, avec celle du Contrôle de l’exécution budgétaire, à être présidées par un membre de l’opposition), vis-à-vis du Land. « Au contraire : il s’agit d’un médium fantastique pour que les gens puissent participer au débat politique et se faire entendre. » Depuis leur institutionnalisation, il y a cinq ans, le succès des pétitions publiques électroniques sur le site du Parlement est indéniable : actuellement, il en arrive trente par mois (soit une par jour en moyenne), tendance croissante. « Elles concernent souvent des sujets auxquels la politique ne s’est pas encore assez consacrée », résume Nancy Arendt. Depuis qu’elle préside la commission, depuis fin octobre 2018, la commission a reçu plus de 300 nouvelles pétitions (publiques et ordinaires). Huit ont dépassé le seuil de 4 500 signatures et sept débats publics ont été organisés (deux pétitions antithétiques, pour et contre le droit de fumer en terrasse des restaurants, ont été discutées en même temps). « On ne peut en aucun cas prétendre que nous prenions les pétitions à la légère, affirme encore la présidente de la commission, au contraire : beaucoup de députés s’y intéressent et assistent aux débats ».
Depuis début décembre ont été soumises des demandes de pétition concernant des thèmes aussi divers que « garantir l’indépendance journalistique, financière et structurelle de la Radio 100,7 » (une pétition similaire est en cours sur Change.org), « pour la mise en place d’une amende pour les mégots de cigarettes jetés sur la voie publique », pour l’augmentation du nombre de jours de congé pour raisons familiales en cas d’enfant malade des monoparentaux ou pour un supplément de cinquante pour cent du salaire en cas de travail le samedi. Celles-ci sont encore en examen de recevabilité à la commission, qui, souvent, recommande aux auteurs des pétitions de reformuler leurs propos. À peu près trois quarts des pétitions sont finalement acceptées et ouvertes durant un mois et demi (42 jours) à la signature électronique.
Il revient alors à l’auteur de la pétition d’en faire la publicité, de faire savoir à son réseau d’amis, de proches ou de frères d’armes qu’elle existe et de leur demander de la soutenir en y apposant leurs signatures. Si elle atteint le seuil nécessaire de 4 500 signatures, elle est portée dans la salle plénière, ou les pétitionnaires peuvent débattre de leur requête avec les membres de la commission des Pétitions et de la ou des commissions thématiques concernées ; ce débat est retransmis via Chamber TV. Or, alors qu’un nombre croissant de pétitions sont déposées, l’engouement de les signer semble avoir baissé : beaucoup des pétitions en cours n’ont reçu que quelques dizaines de soutiens. La plus populaires, avec plus de 3 800 signatures, concerne l’introduction d’un jour férié pour la Saint Nicolas. De plus en plus souvent, les signataires ne veulent plus voir leurs coordonnées publiées.
Dans la majorité des cas, les pétitions électroniques sont soumises par des individus en nom personnel, les collectifs constituant l’exception. « Les thématiques traitées par les e-pétitions reflètent globalement les principales préoccupations visibles dans les enquêtes d’opinions, les médias traditionnels et les médias sociaux », écrit le politologue de l’Université du Luxembourg Raphaël Kies dans son analyse « Quel est l’impact des pétitions électroniques ? » (avec Sven Seidenthal, à paraître dans la revue française Participations). Et d’affirmer : « En ce sens, elles peuvent être définies comme un sismographe de l’opinion publique. » La mobilité, l’environnement, les conditions de travail, le logement, la sécurité, l’identité (avec les questions linguistiques, toujours très populaires) ou la santé et son système de financement sont les thèmes récurrents des pétitions.
Concession procédurale « La participation des citoyens ne fait sens que si les gens peuvent vraiment décider, sinon elle fait naître des frustrations », constata ce mercredi Alexander Miesen, lors du débat « Participation des citoyens – Quel modèle pour le Luxembourg ? », organisé par l’Asti au Cercle-Cité. Miesen est un sénateur belge, ancien président du Parlement de la communauté germanophone de Belgique et à ce titre un des pères du concept novateur du dialogue permanent et institutionnalisé avec les citoyens. Une Bürgerversammlung, organe constitué de entre 25 et cinquante personnes tirées au sort, peut discuter de thèmes portés par une centaine de signataires et sélectionnés par un Bürgerrat permanent de 24 personnes issues elles aussi du peuple (conseil renouvelé d’un tiers tous les ans). Ces discussions seront conclues par un rapport final avec des recommandations transmises au Parlement, qui devra s’expliquer un an plus tard sur les conséquences politiques qu’a connues le sujet et se justifier si les propositions ne sont pas transposées et pourquoi. La première Bürgerversammlung aura lieu en janvier prochain.
Un tirage au sort est-il plus représentatif qu’une élection ? Pour Miesen, un des avantages de ce processus est d’impliquer des citoyens qui ne sont pas dans les réseaux classiques des partis ou réunions d’habitués. La communauté germanophone de Belgique compte 76 000 ressortissants, un millier d’entre eux ont reçu une lettre les invitant à participer à un tel débat. Un quart de ce millier à répondu, dont la moitié a décliné l’offre ; parmi les autres 125 personnes, les représentants ont finalement été sélectionnés par tirage au sort. Selon l’expérience de Miesen, les gens sont prêts à s’impliquer dans le processus démocratique lorsqu’ils connaissent la finitude de cette implication, surtout en matière d’investissement de temps. Et si et seulement si ils savent que leur engagement mène à des conséquences réelles. « Nous sommes allés aussi loin que le permet la constitution belge, concéda Miesen. Il ne s’agit aucunement de remplacer la démocratie représentative, mais de la moderniser avec des éléments de participation. »
L’expérience du mouvement contestataire des gilets jaunes en France – parti d’une pétition électronique sur Change.org –, et auquel le gouvernement a (après la répression brutale des manifestations dans les grandes villes) fini par réagir par un débat national, semble avoir réveillé les politiques européens. « La défiance à l’égard des institutions représentatives a atteint un niveau tel qu’il est nécessaire d’inventer des nouveaux modes de participation citoyenne », affirme le professeur de sciences politiques de la Sorbonne Loïc Blondiaux dans un entretien au Monde (du 19 janvier). Or, un débat, même « grand » et « national », ne serait jamais ressenti que comme une « concession procédurale » formelle, qui donne la possibilité aux citoyens de s’exprimer : il ne fait sens que si les citoyens sont réellement entendus dans leurs revendications et peuvent aussi influer sur le fond, sur les décisions politiques.
Schockstarre Depuis le choc du référendum sur l’ouverture du droit de vote aux étrangers en 2015 (80 pour cent de non), le monde politique luxembourgeois – surtout la majorité DP/LSAP/Verts – est traumatisé devant ce peuple qui est tellement loin de sa bulle idéologique. Or, on ne peut pas dissoudre le peuple s’il ne vote pas comme on veut. Mais on peut l’écouter – les débats sur les forums de RTL.lu durant les jours qui précédèrent le référendum, prouva Raphaël Kies lors du débat de l’Asti, étaient sans équivoque et laissaient présager le fiasco – et réellement l’impliquer en amont d’un vote aussi essentiel qu’un référendum.
En juillet 2016, un an après le référendum, Kies et la chaire parlementaire de l’Uni.lu ont réalisé l’étude Constitulux, afin de comprendre les attentes et les blocages des citoyens. Et, surtout, en vue de mieux préparer le grand référendum sur la constitution qui devait suivre. 80 citoyens, tirés au sort et sélectionnés selon des axes comme « les jeunes » ou « les invisibles », ont discuté durant deux week-ends de la réforme constitutionnelle, « et les participants ont changé d’opinion suite à ces workshops », constata Kies dans sa présentation mercredi. Les citoyens ne demandent qu’à être associés à la prise de décision politique autrement que par des élections tous les cinq ou six ans (plusieurs pétitions électroniques concernent d’ailleurs les référendums). Beaucoup d’internautes se sont offusqués, dans les forums de discussion en-ligne et sur les réseaux sociaux, de l’accord trouvé fin novembre derrière les portes closes du pouvoir, entre les partis de la majorité politique et le CSV, de ne pas faire une grande réforme de la constitution luxembourgeoise.
Deux vitesses Pour Claude Wiseler (CSV), qui participa au débat de conclusion sur les nouveaux modèles de participation citoyenne mercredi, il est certes important d’adapter le système politique à l’époque, mais il souligna aussi que « la démocratie parlementaire doit rester au centre de notre système ». La grande question serait donc de savoir comment les nouveaux mécanismes peuvent renforcer le travail parlementaire, la Chambre devant rester le premier pouvoir, l’organe législatif. Or, à l’heure de l’éphémère et de l’accélération des nouveaux médias, qui doivent créer des clickbaits (pièges à clics sur internet), comment créer de l’adhésion durable à un programme, une idéologie ou des idées politiques ?
Si les internautes choisissent un mec ou une nana pour un one-night-stand d’un glissement de pouce sur Tinder, lorsqu’on décide d’un prix du public en arts, du « Luxembourgeois de l’année » ou d’un candidat qui passera à la prochaine étape d’une émission de téléréalité via un clic rapide à partir de son fauteuil sur son téléphone portable, comment faire comprendre que les enjeux démocratiques demandent un peu plus de « temps de cerveau disponible » ? Pour Miesen comme pour Kies, la réponse est évidente : il faut prendre au sérieux les requêtes et les soucis des citoyens, non seulement les écouter pour la forme. Et il faut qu’ils voient que leur engagement débouche sur des conséquences politiques réelles.
Dans la conclusion de leur analyse historique des e-pétitions luxembourgeoises, Raphaël Kies et Sven Seidenthal estiment que les probabilités qu’une telle initiative ait un impact réel dépend de trois facteurs : « Au fait qu’elle n’aille pas contre des politiques et des valeurs soutenues par le gouvernement, que le gouvernement soit compétent pour agir et qu’il partage les analyses des pétitionnaires en support de leur demande. » Tout le reste – soutien populaire ou médiatique, coût de réalisation ou thème important – n’apparaît que comme « peu significatif ». Autrement dit : il n’y a que peu de chances que les décideurs se laissent convaincre d’opérer un changement idéologique par de telles initiatives. Désenchantant.