Les entreprises multinationales tirent outrageusement parti de l’absence d’harmonisation fiscale à l’échelle internationale, en « logeant » artificiellement leurs profits dans des pays ou territoires où le taux d’impôt sur les sociétés est faible voire nul. Selon l’économiste français Gabriel Zucman, de l’université de Californie à Berkeley, environ quarante pour cent des profits réalisés par les multinationales américaines à l’étranger seraient ainsi transférés vers des paradis fiscaux. En 2018, 60 des 500 premières entreprises du pays – parmi lesquelles Amazon, Netflix et General Motors – n’y ont pas payé d’impôts, en toute légalité, malgré des bénéfices cumulés de 80 milliards de dollars au niveau mondial. Cette pratique, pudiquement qualifiée « d’optimisation », exploite les lacunes et les inadéquations des règles fiscales pour échapper à l’impôt. Elle affecte fortement les budgets des différents pays, surtout les plus pauvres d’entre eux car leurs recettes dépendent beaucoup de l’impôt sur les bénéfices des sociétés étrangères opérant sur leur sol.
Les Gafa sont particulièrement dans la ligne de mire, par leur implication dans les montages d’optimisation fiscale les plus choquants. Elles ont installé les sièges de leurs activités dans des États à faible fiscalité comme l’Irlande puis y ont dirigé leurs recettes mondiales par le truchement de redevances de licences et de marques. De plus, à l’heure de la digitalisation, le concept d’établissement stable (au sens géographique et économique), qui fonde historiquement la fiscalité des entreprises, se révèle inadapté.
L’érosion de la base d’imposition intérieure et le transfert de bénéfices (en anglais Base erosion and profit shifting ou « Beps ») représentent un manque à gagner de 100 à 240 milliards de dollars par an, ce qui représente de quatre à dix pour cent des recettes mondiales de l’impôt sur les sociétés. Le FMI va encore plus loin avec une estimation de 600 milliards, dont 200 milliards pour les pays hors OCDE, donc a priori les moins riches.
La communauté internationale s’est saisie du problème en 2012 dans le cadre du G20 et a confié le projet de lutte contre l’évasion fiscale à l’OCDE. Cette dernière a présenté en 2015 un programme de quinze actions, également destinées à améliorer la cohérence des règles fiscales internationales et assurer un environnement fiscal plus transparent.
La réussite de la lutte anti-Beps implique que le plus grand nombre possible de pays y soient associés, pour éviter que les candidats à l’évasion fiscale ne s’engouffrent dans les brèches. C’est pourquoi la mise en place des mesures préconisées concernera quelque 137 pays et juridictions (constituant ce que l’on appelle le « cadre inclusif » du projet) parmi lesquels plus de 80 ne font partie ni de l’OCDE ni du G20. Certaines mesures peuvent entrer immédiatement en vigueur, comme les révisions des prix de transfert. Mais d’autres nécessitent de modifier les conventions fiscales bilatérales et quelques-unes devront être transposées dans les droits internes, ce qui prendra du temps.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Selon un document publié par l’OCDE début février et intitulé « Update on Economic Analysis and Impact Assessment », le supplément de recettes fiscales qui pourrait être engrangé grâce aux solutions actuellement proposées atteindrait cent milliards de dollars par an, avec, en pourcentage des rentrées, des gains globalement similaires dans les économies à revenu élevé, intermédiaire et faible (soit quatre pour cent du total de l’impôt sur les bénéfices des sociétés).
Le programme de travail de l’OCDE adopté en 2019 repose sur deux « piliers ». Pour chacun d’eux des négociations avancées sont en cours, avec comme objectif de trouver une solution globale et coordonnée avant la fin de 2020 (même si des pays comme la France ont déjà mis en place, en attendant, une taxe Gafa).
Le premier pilier examine les solutions possibles pour déterminer l’endroit où l’impôt devrait être payé et sur quelle base, et pour évaluer la partie des bénéfices qui pourrait ou devrait être imposée en fonction de là où se trouvent les acheteurs ou utilisateurs. L’objectif est de garantir que les entreprises multinationales exerçant de manière importante dans des endroits où elles ne sont pas physiquement présentes pour cause de digitalisation de leurs activités soient quand même imposables dans ces pays.
Les travaux de l’OCDE montrent la réforme envisagée n’entraînerait au niveau mondial qu’un léger gain de recettes fiscales : de 0,1 à 0,7 pour cent selon les hypothèses. Mais proportionnellement, les économies à revenu faible et intermédiaire, qui en ont le plus besoin, devraient mieux en profiter (hausse de 0,3 à 1,9 pour cent des revenus fiscaux) que les économies avancées, dont certaines enregistreront une légère diminution. Dans les pays où le poids des investissements étrangers directs dépasse 150 pour cent du PIB, les pertes de recettes seraient générales, et pourraient atteindre jusqu’à cinq pour cent du produit actuel de l’impôt sur les sociétés. Point important : plus de la moitié des bénéfices réaffectés proviendraient des cent principaux groupes multinationaux.
Le second pilier cherche à concevoir un système garantissant que les entreprises internationales, et notamment celles de l’économie numérique, paient un niveau minimum d’impôt. L’analyse publiée par l’OCDE montre que c’est ce pilier qui générerait le plus de recettes fiscales supplémentaires, environ 80 milliards de dollars sur les cent milliards prévus. Il permettra aussi aux pays de « protéger leur assiette fiscale » car, en réduisant les écarts de taux d’imposition entre les juridictions, la réforme devrait entraîner une baisse significative du transfert de bénéfices des multinationales. À nouveau, l’impact sera relativement plus important pour les économies en développement, car elles sont davantage affectées par le transfert de bénéfices que les économies à revenu élevé.
Selon l’étude, la mise en œuvre des deux piliers entraînerait une augmentation du taux d’imposition moyen effectif de 0,7 point dans toutes les juridictions, mais l’effet direct global sur les investissements devrait être faible dans la plupart des pays car les réformes ciblent les entreprises à haut niveau de rentabilité et à taux d’imposition effectif bas. Les mesures prévues diminueraient également l’influence de l’impôt sur les décisions de localisation des investissements, en remettant en selle les facteurs non fiscaux tels que les coûts d’infrastructure et de main-d’œuvre.
Certains économistes influents sont depuis longtemps favorables à ces mesures, mais ils les trouvent insuffisantes. Ainsi pour Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, le taux minimum d’imposition devrait être fixé à un niveau proche de la moyenne actuelle du taux d’imposition effectif des sociétés, soit environ 25 pour cent, ce qui est très supérieur aux projections effectuées. D’autre part, si pour lui « l’action d’envergure aujourd’hui menée par l’OCDE (…) a déjà porté de beaux fruits et fait régresser les pratiques les plus préjudiciables, notamment celles qui concernent les prêts d’une filiale à une autre », il juge que le grand problème du BEPS est « qu’il n’offre que des remèdes dispersés à un statu quo fondamentalement bancal et irréformable ». Stiglitz et d’autres éminents universitaires comme Thomas Piketty appartiennent à l’ICRICT (Independent commission for the reform of international corporate taxation), un organisme qui se montre très critique des travaux de l’OCDE à plusieurs titres.
Pour l’ICRICT, la proposition de réforme ne parviendrait pas dans l’état actuel des choses à lutter efficacement contre l’évasion fiscale des multinationales. « Ce qui est actuellement négocié et dirigé par l’OCDE n’apporterait qu’une redistribution minimale des droits d’imposition et introduirait une complexité encore plus grande ». L’OCDE est bien consciente des limites de l’exercice, en notant que « les mesures de lutte contre le BEPS ne sont que des instruments juridiques à caractère non contraignant », alors qu’il faut impérativement les appliquer de manière universelle pour garantir leur efficacité. D’autre part elle craint que l’absence de solution de consensus ne se solde par « la multiplication des mesures unilatérales et davantage d’incertitude ».