Intérieur, jour, le salon d’un appartement bourgeois. Au milieu, un homme élégant et inquiet, au téléphone avec son ex. Au sol, l’élément incongru, axe autour duquel va tourner l’heure de Du ciel de Tullio Forgiarini, jouée actuellement au Tol (Théâtre ouvert Luxembourg) : le cadavre trempé d’une jeune réfugiée. Avec cette création, l’auteur luxembourgeois, connu, entre autres, pour ses polars et romans noirs, s’empare du thème de la crise des migrants sous l’angle de l’humour, noir encore. Forgiarini avait déjà évoqué l’immigration et la traite des êtres humains dans Carcasses. Pour Du ciel, sa première pièce de théâtre, il imagine que les corps noyés en Méditerranée tombent « du ciel » chaque nuit sur les trottoirs de nos villes, et sont ramassés tous les matins par un service spécial : ordures ménagères, poubelles de recyclage du verre, carton, plastique, migrants. Son texte aborde frontalement la question de l’engagement, plus précisément : que faire lorsqu’on se retrouve directement confronté au problème ? Les idéaux résistent-ils à la réalité brute ?
Julien, « engagé », « concerné », qui reverse un pour cent de son salaire à des organisations humanitaires, se retrouve pourtant totalement désemparé face à ce corps au milieu de son salon, à tel point qu’il se met à énoncer des horreurs absurdes. À l’autre bout du fil, son ex-femme affiche un détachement quelque peu choquant, ce qui donne lieu à ce dialogue quasi surréaliste :
« T’as qu’à la balancer du balcon ! »« Je ne peux pas faire ça, c’est un cadavre humain ! »« Assure-toi juste qu’il n’y a personne en-dessous »
L’égoïsme le dispute au cynisme. Et ce n’est rien à côté du voisin, spécimen du prétentieux grande gueule, à la fois arriviste et beauf. Dégoulinant de suffisance, il étale son vin à 500 euros, son bœuf de Kobe à 200 le kilo, son whisky 18 ans d’âge, tout en lorgnant les formes du corps de la victime : « Elle a l’air mieux que ton ex, en plus les migrantes elles ont le feu aux fesses ! » Et résume le problème sans détour, affirmant à Julien : « Toi, tu te sens concerné, moi non, donc c’est ton problème. Ça deviendra le mien quand ils arriveront vivants et demanderont un morceau de cette entrecôte. »
Rien à redire de l’interprétation sans faute des quatre comédiens. Ni de la mise en scène impeccable de l’excellente directrice artistique du Tol, Véronique Fauconnet, et de la scénographie de Jeanny Kratochwill, qui conçoivent une judicieuse mise en espace autour de panneaux coulissants exploitant bien la scène du théâtre de poche, tout en renvoyant un sentiment d’oppression qui sied à la pièce. Le ton adopté par Tullio Forgiarini, cocasse et percutant, est pertinent. Reste que les trois personnages sont éminemment caricaturaux. C’est Julien le falot gentil en manque de confiance en lui versus le voisin sans morale et sans vergogne et l’ex-femme aigrie dégoûtée des hommes. Amara-la-migrante s’en sort mieux, dont l’acte final donne une chute excellente à la pièce. Mais peut-être ce qui nous plait dans cette fin est surtout dû au jouissif sentiment de vengeance que le public vit par procuration ? Car finalement, ces quatre personnages sont davantage des archétypes servant une réflexion que des êtres de chair. Le seul moment qui nous touche véritablement est peut-être cette explosion de rage déversée par Amara sur un rock violent à la fin du spectacle. Puis elle s’empare de la « boîte-cadeau » offerte à Julien pour envoyer son contenu (qu’on taira pour ne pas dévoiler le rebondissement final) aux spectateurs. Comme pour nous envoyer à la figure nos faiblesses et nos lâchetés, auxquelles on pense... puis qu’on oublie.