Comment être et rester le père digne de deux enfants handicapés ? Voilà une des quelques questions à laquelle tente de répondre Où on va papa ? présenté actuellement au Théâtre national de Luxembourg, en se basant sur le texte éponyme brillant de Jean-Louis Fournier. À cheval entre fausse introspection et monologue classique, la création du TNL, mise en scène par Claude Frisoni, propose ainsi de servir l’œuvre originale en donnant vie au narrateur du succès littéraire de 2008, lauréat du Prix Femina.
La promesse initiale est alléchante : faire interpréter à un acteur seul en scène le texte à la fois dur et drôle, acide et plein d’amour d’un ancien comparse de Pierre Desproges, à la grande époque de La minute nécéssaire de Monsieur Cyclopède, à qui la vie a décidé de donner deux fils handicapés physiques et mentaux. Le but de ce court roman autobiographique n’est alors pas de faire pleurer dans les chaumières, mais plutôt pour l’auteur de s’offrir un point très personnel, face à soi-même. Ne cherchant pas l’approbation du lecteur ou, dans le cas présent, de l’auditeur, Fournier sait qu’il n’y a aucune raison derrière ce malheur, pas de conspiration, pas d’acharnement d’une force supérieure... « C’est la faute à pas de chance ». Il se moque de lui-même, de ses attentes jamais assouvies, mais aussi des deux extensions irrégulières de son être avec l’amour inconditionnel et évident qu’il leur porte. Alternant son ressenti quotidien à de nombreuses anecdotes, souvent cocasses et dénuées de tout appel à l’apitoiement, qui ont jalonné la vie constante avec ses enfanta, le narrateur partage avant tout ses frustrations : il ne pourra jamais initier le petit à Bach ou à Chopin, entendre le plus grand lui raconter sa vie à l’autre bout du monde, ou simplement avoir une discussion « normale » en voiture avec eux sans que la seule réponse qui lui parvienne ne soit « Où on va papa ? »...
Si l’écoute de ce texte tout en honnête ironie et saine curiosité, plus actuel que jamais, semblait pouvoir lui apporter une dimension nouvelle et une proximité bénéfique, la mise en scène de Claude Frisoni et la prestation de Norbert Rutili n’en donnent malheureusement qu’une version tiède et désincarnée, clamée dans un théâtre quelque peu désuet... Le décor sommaire où s’entassent quelques bibelots dénichés au Troc le plus proche n’apporte pas grand-chose non plus... Le tricycle à l’envers est-il métaphorique ? On en arrive à le souhaiter, tant rien d’autre n’évoque les deux personnages principaux de ce drame bien réel. Si le monologue de 90 minutes reste une prestation technique réussie, sans accroc, avec une élocution très – trop – étudiée et que Norbert Rutili laisse en effet « venir à la surface de sa mémoire des bulles de souvenir qui éclatent sans éclabousser », l’empathie tarde à venir, tout comme le sourire malgré les efforts d’imitations de l’acteur. Une heure et demie passe et la vraie question qui reste est : « où était-il, ce père ? ». Pas vraiment avec le public, pas vraiment ailleurs non plus, l’allégorie vivante du narrateur semble effacée, engoncée dans un style théâtral vieillissant... Le coup de fil à son fils encore en vie, pensionnaire d’un établissement spécialisé, assure tout de même un vrai moment émouvant qui aurait clairement pu servir de clap de fin à la pièce. Encore quelques turpitudes auto-psychanalisées et ce papa arrive à destination. L’auteur, présent, est invité sur scène : « Je ne me sens pas déshonoré d’être incarné par vous ». Un compliment par la négative, de circonstance.