C’est durant les pauses-cigarette sur le petit balcon, avec vue sur la place du Théâtre et sur le minuscule « passage Roger Manderscheid », que se prennent les décisions les plus importantes. Le grand cendrier sur pied déborde de mégots, les acteurs et actrices ont vite enfilé une veste ou une petite laine ; Annette Schlechter s’inquiète qu’ils puissent prendre froid. « Il ne faut pas que les personnages soient trop débiles… » dit l’un, ou : « La grande question de cette scène est celle de l’intention : pourquoi ces gens se réunissent ce jour-là ? » un autre. « Allez, on continue ! décrète Frank Feitler, encore deux scènes, puis c’est bon pour aujourd’hui... »
Plusieurs informations d’abord : après une pause de quatorze ans, qu’il a consacrée à la direction d’abord seulement du Grand Théâtre, puis des deux théâtres de la Ville de Luxembourg, et un peu plus d’un an après sa retraite, Frank Feitler revient à la mise en scène. Avant de devenir directeur, il avait connu un succès fou avec ses « soirées luxembourgeoises », Lëtzebuerger Owender, réunissant des textes plus ou moins humoristiques d’auteurs luxembourgeois classiques, et, en 1997-98, 7 Lëtzebuerger kréien de Karlspräis, une comédie déjantée sur la grande fierté nationale que fut la nomination de tout le peuple luxembourgeois pour ses mérites européens au Prix international Charlemagne à Aix-la-Chapelle en 1986. Il travaillait alors toujours avec un noyau dur d’acteurs qu’il appréciait : Luc Feit, Fernand Fox, Marc Olinger et Josiane Peiffer, aux multiples ressorts comiques, pour laquelle j’avais forgé le terme de « lustige Gurkentruppe ». Pour 7 Lëtzebuerger…, cette troupe avait été élargie, le texte initial jeté par-dessus bord et la version finale de la pièce, qui se moquait allègrement des Luxembourgeois et de leurs torts et travers, élaborée en commun durant les improvisations. Dès l’annonce de sa retraite, les gens demandèrent à Frank Feitler de remettre le couvert. Mais il n’est pas du genre à se répéter.
Le 27 janvier 2006, Lakshmi Mittal prit le Luxembourg tout entier par surprise en lançant une OPA sur Arcelor, fière société industrielle née en 2001 de la fusion du sidérurgiste historique luxembourgeois Arbed, du français Usinor et de l’espagnol Aceralia. Cette année est donc celle du dixième anniversaire de cette reprise hostile qui déclencha à l’époque une véritable crise d’identité au grand-duché : un Indien allait-il pouvoir racheter « notre Arcelor », s’incruster au Rousegäertchen, dominer une société plus que centenaire à laquelle tant de Luxembourgeois avaient toujours gardé une liaison affective, pour y avait travaillé ou avoir eu un membre de la famille qui y travailla, ou parce que, par solidarité nationale, le pays tout entier avait mis la main à la poche pour la sauver durant la grande crise sidérurgique des années 1970 ? Avec Marc Limpach, Frank Feitler y vit vite la matière d’une pièce. Marc Limpach écrivit un texte, comme un échafaudage, avec les principaux moments, dialogues et discours ; depuis un mois, l’équipe travaille pour en faire une farce.
Et les idées fusent de tous les côtés. Les principaux personnages de cette tragi-comédie, Lakshmi Mittal, Guy Dollé, Joseph Kinsch, Michel Wurth, les dirigeants d’Arcelor, John Castegnaro, le syndicaliste, mais aussi les ministres Jeannot Krecké, Luc Frieden et Jean-Claude Juncker (dont plus aucun n’est membre du gouvernement actuel, les temps changent), seront tous dans la pièce, mais sans être nommés. Désirée Nosbusch, Luc Feit, Steve Karier, Serge Tonon, Chrëscht Rausch, Josiane Peiffer interprètent chacun plusieurs rôles. Annette Schlechter est la vieille gardienne des roses du Rousegäertchen et Anouk Wagener, jeune actrice aux talents multiples, est également pianiste genre live cinema ici. Le Land suit le making of de cette pièce à intervalles réguliers, jusqu’à sa première le 10 novembre.