Ils sont Hamm et Clov ou Vladimir et Estragon de chez Beckett. Mais ils sont aussi Hans et Heinz de la pièce Nepal d’Urs Widmer (1977) : deux hommes enfermés dans un huis-clos, dernier refuge dans un monde extérieur en guerre, un refuge dans lequel ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre. Ils ne savent pas trop ce qu’ils attendent ni comment on a pu en arriver là. À force de ne rien (pouvoir) faire, les deux personnages de la pièce Refugium, un projet collectif de Ian de Toffoli, Luc Schiltz et Pitt Simon, qui a été créé vendredi dernier au Kasemattentheater, deviennent complètement fous.
Ils n’ont pas de nom, les deux hommes ; pour faire pratique, on va les appeler Luc et Pitt, comme les acteurs qui les incarnent. Et, comme Hans et Heinz chez Urs Widmer, ils se sont réfugiés dans un théâtre. La pièce, qui se joue dans un décor no budget – quelques morceaux de rideaux en plastique, une caméra vidéo, de la lumière, quelques accessoires sortis du fonds du théâtre, un cendrier qui déborde, une table de mixage et une boîte de raviolis… « Cher peuple – ou ce qui en reste » commence à s’adresser Pitt, portant un nez rouge et une perruque bouclée orange de clown, face caméra à un hypothétique public. L’image est projetée en très gros plan sur le rideau en plastique translucide, sa manière de nous fixer de ses yeux si bleus fait presque peur. « La volonté du peuple de changement a dû être respecté, et je suis un homme du peuple », poursuit-il. Et, plus loin : « Parce que vous le vouliez ainsi, j’ai remis notre pays et notre langue au centre de notre intérêt… » On pense à l’ambiance actuelle au Luxembourg, bien sûr, les discussions autour de la langue et de l’identité nationales qui déclenchent tant de haine sur les réseaux sociaux, la tentative du gouvernement bleu-rouge-vert de récupérer le débat. Puis le clown devient de plus en plus violent, explique qu’il y a eu quelques excès et dysfonctionnements dans ces tentatives de défendre le territoire et l’intégrité du pays, mais rien de tout cela ne serait si grave. On pense forcément à Möglicherweise gab es einen Zwischenfall, la pièce de Chris Thorpe sur la violence politique mise en scène par Max Claessen au Kasemattentheater l’année dernière.
Changement d’ambiance. Luc, qui tient la caméra, et Pitt viennent devant le rideau. On sait désormais pourquoi ils sont là : la guerre rode dehors, impossible de sortir. Alors ils meublent le temps. Échange de dictons à la con. Aphex Twins, Puis soudain, leurs jeux d’amis deviennent violence réelle, Pitt bâillonne Luc, le torture, on pense aux images des prisons américaines en Irak. Le passage qui suit est le plus fort de la pièce, aussi bien en ce qui concerne le jeu et la tension des acteurs que pour le texte : Luc cite des situations apocalyptiques de gens pleins de sang, qui ne savent pas si c’est le leur, ou d’autres qui n’ont plus de visages. On pense à Alep et à Daraya, au siège, aux bombardements et à l’exode.
Refugium est un projet théâtral expérimental et hybride, qui, de par son ambition de dire, non, de crier, non, de vomir tout ce qui énerve et inquiète les trois amis créatifs dans notre époque, ouvre de multiples pistes de réflexion. Mais ça part aussi un peu dans tous les sens. Parce que Pitt et Luc, avant leur bagarre, avaient fait connaissance, essayé de devenir amis, s’étaient reprochés leurs vies respectives – le premier petit bourgeois aimant les vacances all inclusive et fier de sa carte de fidélité dans un supermarché, le deuxième, plus mutique, ayant mauvaise conscience de n’avoir rien fait pour éviter le pire, de ne pas s’être engagé politiquement dans le révolte contre le système politique totalitaire lorsqu’il était encore temps.
Et les deux acteurs aiment – et savent – jouer. Faire l’acteur. Conquérir la scène et le public. Alors Luc Schiltz se déchaîne comme un acteur de Pippo Delbono sur Alors on danse de Stromae, les deux chantonnent The Partisan de Leonard Cohen, Pitt Simon aime faire monter la tension en prétendant vouloir partager les derniers raviolis avec son collègue. Ils crient, transpirent, s’engueulent. Pour bien marquer la coupure temporelle de l’action vers le flashback, Benoît Martiny joue un long solo à la percussion, originalement filmé par Michel Maier et projeté sur le rideau. Mais il y a aussi des moments vraiment agaçants, comme cet éternel noir total sur scène, durant presque la moitié de la durée du spectacle : on dirait une pièce radiophonique, si Luc ne jouait pas tout le temps avec la manette de sa torche écologique Ikea (qui fait cet incomparable bruit).
Alors, oui, la pièce est expérimentale, mais elle n’est par révolutionnaire et reste tout à fait abordable, si on possède quelques clés de lecture. Elle dit l’exaspération ou la fatigue d’une génération face à un monde de plus en plus cruel, où elle semble perdre ses repères. Heureusement que Luc et Pitt ont trouvé un théâtre, non, le théâtre pour les abriter. Heureusement aussi qu’ils laissent entrer le public pour assister à leur grand coup de gueule.