« Vous êtes déjà ailleurs ! », promet la voix chaude de Jaco van Dormael, réalisateur belge de films (comme le récent Le tout nouveau testament) et de spectacles de théâtre. Il vient de compter jusqu’à dix et d’hypnotiser ainsi le public de la grande salle du Grand Théâtre. Il hypnotise son public parce qu’il l’emmène dans un voyage aussi onirique que plein de surprises à travers la vie et à travers différentes manières de mourir. Elles sont au nombre de sept, ces différentes morts que nous présentent Jaco van Dormael, son auteur Thomas Grunzig (coscénariste du Tout nouveau testament) et leur troupe de danseurs, cameramen et autres magiciens du collectif Kiss & Cry – sept, comme le nombre de vies d’un chat. Il y a des morts tragiques, des morts stupides, des morts ridicules, des morts « météorologiques », des morts « idiotes », des morts « alimentaires » ou « dépressurisées ». Thomas Grunzig travaille par listes associatives et toujours pleines d’humour belge, comme pour fixer toutes ces différentes manières de quitter le monde (et, avant, d’être au monde). Car, dit la voix off, « mourir, c’est comme devenir transparent – tout le monde oublie votre visage... »
Cold Blood est le deuxième spectacle du collectif Kiss & Cry, qui avait déjà créé une pièce homonyme selon la même méthode, que le Grand Théâtre avait accueillie en 2013 : une histoire entièrement jouée par ...des doigts. Dans l’objectif des caméras qui filment cette « nanodanse » sur scène et projettent les images sur grand écran en direct live, ces doigts agiles deviennent des personnages, par la magie des trucages du cinéma, les bricolages en carton-pâte deviennent des décors plus vrais que nature. Mêlant l’abstraction du théâtre au réalisme du cinéma, Cold Blood crée un univers féérique où le spectateur, fasciné par les procédés, vaque d’émerveillement en étonnement. Par moments, le public luxembourgeois, pourtant difficile à enthousiasmer, ne tenait plus en place, se laissant emporter par des applaudissements impromptus après des scènes particulièrement impressionnantes.
Jaco van Dormael et son équipe (notamment Michèle Anne de Mey, son épouse), qui travaillent beaucoup par improvisations, en partant de rien, se demandent ce qui nous reste au moment de prendre conscience de notre mort prochaine : ce ne sont, disent-ils, pas les grands événements, comme une médaille ou une réussite professionnelle, mais plutôt les petits gestes, des odeurs, le souvenir du grain de peau de l’être aimé, les coquelicots dans un champ estival ou le bruit d’un mouton que l’on tond. Avec Cold Blood, la miniaturisation est aussi une injonction à se concentrer sur l’essentiel dans la vie, sur les choses qui comptent vraiment.
Alors il y a cet homme mort parce qu’il était aux toilettes au moment du crash d’un avion ou cette femme qui mangeait ses amants qu’elle recrutait par petites annonces, et qui, un jour, y perdait goût et voulait les suivre en se suicidant. Il y a cet autre homme qui a survécu aux bombardements de Dresde durant la Deuxième Guerre mondiale et qui a ensuite traversé les horreurs de la fin mouvementée du XXe siècle, pour finalement mourir bêtement d’une intolérance à la purée dans son hospice pour vieux. Il y a aussi cet astronaute mort dépressurisé dans l’espace ou cet amateur de danseuses de charme qui s’étouffe avec l’agrafe d’un soutien-gorge... Cold Blood est un conte magique qui sait que seul l’humour nous sauve de l’absurdité de l’existence.
Mais c’est aussi un méta-spectacle, un « spectacle sur le spectacle », et c’est ce qui le rend aussi passionnant qu’un rallye à travers l’histoire d’Hollywood : ici, deux paires de doigts chaussées de dés à coudre et filmées en noir et blanc évoquent Fred Astaire et Ginger Rogers ; là on reconnaît les danses aquatiques d’Esther Williams, encore plus loin, on pense à David Lynch ou aux films de science-fiction. La musique très suggestive – Major Tom de David Bowie, Perfect day de Lou Reed, Sag warum de Camillo Felgen ou Spiegel im Spiegel d’Arvo Pärt – déclenchent des associations forcément chargées d’émotions. Michèle Anne de Mey et son équipe de nano-danseurs interprètent ces scènes miniatures avec une incroyable précision, car ces mondes imaginaires montés sur une table de cuisine deviennent réels grâce aux effets du cinéma, à la perspective et à la profondeur de champ, au cadrage, à la lumière et à la musique. Cold Blood n’en cache rien, tous les acteurs et les techniciens sont constamment visibles sur scène, pour qu’on voie à la fois le travail et le résultat, le réel et l’imaginaire. Dans ce sens, c’est aussi une leçon de cinéma.
Durant un peu plus d’une heure, on est happé aussi bien par la dextérité technique, que par la profondeur métaphysique ou la légèreté poétique de l’entreprise. On redevient enfant, les yeux écarquillés.