Yann Tonnar a parlé de l’accueil des demandeurs de protection internationale dans son documentaire Weilerbach (2008), Karolina Markiewicz et Pascal Piron leur ont dédié deux films successifs, Les formidables (2014) et Mos Stellarium (2015). Puis il y a eu l’un ou l’autre épisode de la série de documentaires Routwäissgro sur RTL Télé Lëtzebuerg dédié à ces nouveaux arrivants au Luxembourg, à leur difficile périple pour quitter un pays en guerre ou en crise humanitaire et rejoindre la forteresse Europe et s’y faire une place. Côté théâtre, en l’espace d’un an, Milla Trausch a monté Home Sweet Home, Serge Tonnar et Sylvia Camarda Letters from Luxembourg et Hind Al-Harby Death Journey, à chaque fois avec la participation de réfugiés concernés et au sujet de leur vécu tragique. Le message, à chaque fois, fut un message humaniste et de tolérance : acceptez-nous parmi vous, essayez de nous comprendre, n’ayez pas peur de nous, intéressez-vous à notre histoire. Et à chaque fois, le public de ces productions est un public averti, plutôt ouvert et en faveur de l’accueil des demandeurs de protection internationale (DPI), qu’ils soient Syriens, Irakiens ou Africains. Souvent, les projets sont financés par l’État, qui soutient la culture de l’accueil, et/ou par l’Œuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte et son généreux programme de financement Mateneen (douze millions d’euros pour des projets de soutien aux DPI).
Welcome to Paradise, le projet de théâtre documentaire de Carole Lorang, Mani Muller et Francis Schmit, produit par leur Compagnie du Grand Boube et qui fêta sa première la semaine dernière au Neimënster avant de partir en tournée dans les centres culturels régionaux, s’inscrit exactement dans cette mouvance de projets artistiques sur et avec les réfugiés. Avec une approche plus radicale toutefois : ici, l’émotion et l’empathie que transmettent les témoignages directs, notamment des jeunes dans Mos Stellarium ou de Hind Al-Harby elle-même dans Death Journey, sont filtrées par une mise à distance claire opérée par le fait que les textes recueillis dans de nombreux et très longs entretiens sont réagencés par Mani Muller et dits par des acteurs professionnels, à savoir Rita Bento Dos Reis, Sophie Langevin et Jérôme Varanfrain.
En amont de la pièce, l’équipe a réalisé une cinquantaine d’entretiens avec toutes sortes d’intervenants sur le sujet : demandeurs de protection internationale, demandeurs déboutés, réfugiés reconnus, mineurs non-accompagnés, ministres, fonctionnaires des différents ministères en charge (Immigration, Intégration, Éducation nationale…), assistantes sociales, médiateurs interculturels, psychologues… (ils n’ont pas réussi à avoir une interview avec un opposant aux structures d’accueil par contre). La retranscription de tous ces textes faisait 450 pages, dont seulement un dixième a été retenu pour la pièce, organisée en six chapitres : les racines, les périples, l’accueil, la protection, les différences et l’intégration. Pour mettre en scène ce montage de citations très fortes, Carole Lorang a opté pour une très grande sobriété : aucun artifice de type lumière, costumes ou musiques pour forcer l’émotion, pas d’effets excessifs, aux acteurs de porter ces bribes de vie, ces opinions, cette rage, cette peur et, souvent, ce désespoir. Lors du dernier tiers du spectacle seulement, une fois qu’on revient au Luxembourg, Patrick Galbats, présent sur scène, projette quelques-unes de ses photos prises dans des foyers d’accueil si déprimants ou dans la rue, où la vie luxueuse des nantis autochtones s’exprime par des poussettes pour chiens ou par des caddies de supermarché débordant de marchandises.
« Si vivre est simplement le contraire d’être mort, alors il y a des gens qui vivent en Syrie », raconte d’emblée un réfugié syrien, qui se souvient de la douceur de la vie là-bas, avant la guerre, des baignades dans le Tigre, de l’excellent système éducatif qui fut le leur, de la sophistication de la cuisine syrienne ou du degré de civilisation qu’avait atteint son pays – avant de s’entredéchirer. Les récits sont horribles, d’un frère qui ne reconnaît pas son propre frère parmi les cadavres qu’il a dû ramasser après une attaque aérienne, tellement il était défiguré, mais les acteurs, eux, restent rationnels, presque distants en rendant compte de ces réalités qui nous paraissent inimaginables. Tous les témoins sont anonymes, ils sont à chaque fois présentés avec leur statut juridique, leur pays d’origine, leur âge ou leur métier. Alors il y a le fonctionnaire de l’Immigration qui pleure parce que le jour où l’image du petit Aylan Kurdi mort sur une plage turque a fait le tour du monde, il s’est rendu compte que cela aurait pu être son fils, la ministre d’origine juive qui fait le lien avec le sort de sa famille durant la Deuxième Guerre mondiale, la jeune Africaine qui a atterri au Don Bosco par hasard ou l’Irakien débouté qui est fou de rage de se voir ainsi refuser une vie en paix au Luxembourg. Le montage des textes est rapide et fait sens, on suit la cinquantaine de personnes dans une histoire d’une heure et demie qui aboutit à la question de la nécessité de l’immigration pour le Luxembourg et sa croissance économique. On ne s’ennuie pas, mais on n’arrive pas à établir de lien humain avec les personnages, parce que la pièce est trop austère, parce qu’ils se suivent trop rapidement, parce qu’aucun d’entre eux ne prend le spectateur par la main pour le guider à travers le spectacle.
Il demeure que Welcome to Paradise est une pièce importante parce qu’elle est complète dans son relevé de la réalité. Ce genre de théâtre documentaire se prête à merveille à des représentations scolaires, où il ouvre sur de multiples sujets de discussion. C’est là, où un public non-averti est confronté à un sujet qu’il ne connaît que par les clichés, qu’il prendra tout son sens.