Devant l’emprise radieuse qu’exerce cet été le soleil, l’exposition que le Centre Pompidou consacre à trois artistes portugais – le sculpteur Rui Chafes, le photographe Paulo Nozolino et le cinéaste Pedro Costa – fait office de refuge, de caverne méditative. Entièrement plongé dans l’obscurité, son espace se veut l’envers du dehors, pareil à une chambre obscure : on s’y retire à seule fin de mieux saisir le monde dans lequel on vit. Et partager les joies et les peines de nos semblables, qui reposent loin de nos yeux mais demeurent présents dans nos cœurs. Emprunté à un vers du fameux poète Fernando Pessoa, le titre, Le reste est ombre (O resto é sombra), prend ici un sens physique. C’est d’ailleurs cette sous-exposition qui vient lier les différentes salles où se trouvent les œuvres de ces trois créateurs encore injustement méconnus.
Ombre de deuil, tout d’abord, qui affirme le sentiment d’appartenir à une communauté humaine, qu’on éprouve intensément devant la photographie d’un enfant allongé, les yeux fermés. Une indication écrite située dans la partie inférieure du cadre est pourtant sans appel : le petit chérubin au doux visage blanc n’est plus. Il s’appelait Emir Radzic et a été assassiné dans sa septième année. La photographie, prise en 1997 à la morgue de Sarajevo par Paulo Nozolino, est instable, assurément mouvante, capable même de transfiguration. D’autant plus que le drapé entourant son corps frêle semble le pourvoir d’ailes, le ressuscite, à l’instar du miraculeux final d’Ordet (1955) de Carl Theodor Dreyer auquel le photographe fait peut-être allusion. Face à cette image de mort-résurrection, une stèle en fer noire, fabriquée en 2016 par le sculpteur Rui Chafes, repose au sol, lacérée en son milieu. Une plaie laissée ouverte qui semble dire, au côté de la photo de Nozolino, l’infinie douleur de la perte en même temps que l’impossibilité d’oublier les massacres de l’Histoire. Aplanie, la sculpture est ici détournée de sa matérialité, de sa tridimensionnalité, devenant ainsi sépulcre pour le corps inerte de l’enfant, tandis que son titre, Veo, convoque aussi bien le voile de Véronique – autre récit miraculeux à l’origine du paradigme chrétien des images. Voilà un exemple réussi de ce que peut produire la mise en présence de deux œuvres étrangères au sein d’une même pièce.
Dans la salle d’à côté où l’on arrive lentement, tel un revenant traversant le pire du vingtième siècle, se découvrent trois triptyques photographiques du cycle Remember the Damned, the Expropriated, the Exterminated... Bucarest, Madrid, Auschwitz. Trois retables en noir et blanc de Nozolino, interagissant les uns avec les autres malgré les contextes différents auxquels ils se réfèrent. L’un d’eux, réalisé au cours d’un séjour du photographe à Auschwitz, montre des vestes de déportés accrochées à un mur. Un second triptyque, intitulé Pluie acide, procède d’un passage en terre ukrainienne. Un dernier enfin fait suite à sa venue dans le village alsacien de Blodelsheim, annexé par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Vient ensuite une salle qui reprend le dispositif mixte initié à l’occasion de l’exposition Companhia de Pedro Costa qui s’est tenue en 2018 à la Fondation de Serralves (Porto). Les sculptures de Nui Chafes rencontrent ici des portraits de femmes silencieux – des extraits des films Casa de Lava (1994) et du récent Vitalina Valera (2019) de Costa. Aucun mot échangé sur ces écrans suspendus, ni même de mouvement de caméra ou d’acteur. Comme auparavant pour Veo, les propriétés habituellement assignées au cinéma sont déjouées au profit de la durée, du hiératisme, de la rigueur de l’observation : autant de caractéristiques inséparables du style du cinéaste portugais. À cette absence de parole répond, plus avant, une tête privée de traits distinctifs, une sculpture de Chafes intitulée Sem Voz (Sans voix), tout juste perceptible dans la pénombre d’un couloir étroit. Non loin, deux autres productions du sculpteur lui font écho : un corps informe d’une part (Corpo final, 2022), et d’autre part une tête noire à la surface rayée, cabossée, yeux et nez à peine ébauchés. Sans bouche également.
Ailleurs, deux courts-métrages de Pedro Costa sont projetés. Le premier, Sweet Exorcist (2012), est entièrement placé sous le signe de la hantise. On y retrouve Ventura, protagoniste récurrent de la trilogie de Costa tournée aux marges de Lisbonne, dans le bidonville de Fonthainas. Dans un ascenseur d’hôpital, le vieil homme noir médite auprès d’une statue vivante de soldat, assailli par de nombreuses voix, dont celle de la femme qu’il aime restée au Cap-Vert. Dans le second, Minino macho, minino fêmea (2005), Costa présente, sur deux écrans, des images de la démolition du bidonville décrétée par les autorités municipales. À ces archives bruyantes, rythmées par les assauts répétés de l’excavatrice, répondent des fragments terribles arrachés à la vie du bidonville, notamment d’héroïnomanes se piquant dans des baraques privées d’électricité. Ainsi aperçoit-on, au terme d’un parcours aussi éprouvant qu’exigeant, le dessein politique qui unit ces trois artistes : celui de tracer les trajectoires des exclus du capitalisme, d’immortaliser leurs corps défaits, de témoigner de leurs conditions, de leur donner place au sein d’une Histoire au sein de laquelle ils ne seraient plus refoulés. L’ombre, par définition, est toujours de nature critique : elle dédouble les corps pour leur donner une existence immatérielle ; une négativité est à l’œuvre pour venir ruiner la positivité béate du capitalisme. Elle agit sur l’envers du spectacle. Elle poursuit enfin une longue tradition, initiée par la révolution esthétique entreprise au 17e siècle par Caravage : non seulement ses ténèbres congédiaient la Lumière de la Renaissance. Mais ils introduisaient une plèbe jusque-là inédite dans l’histoire des arts – putains, gitans, hommes du peuple peuplant les tavernes.