Une légère appréhension, partagée sans doute par toutes et tous se retrouvant en Basse Autriche, dans le Weinviertel, telle qu’elle s’est exprimée dans un entretien avec l’hebdomadaire viennois Der Falter de celle qui par la voie du journalisme s’est faite actrice chez Nitsch, Judith Weissenböck ; elle l’a parfaitement admise pour la rejeter aussitôt : « Er ist da !... Sie habe sich ein bisschen gefürchtet, aber die Präsenz des Künstlers, der so viele Menschen um sich geschart hat, bestehe fort. Immer wieder würden auch Tränen fliessen. »
Hermann Nitsch est mort le lundi de Pâques dernier, à l‘hôpital de Mistelbach. Très éprouvé par son intervention à Bayreuth, l’été dernier, mais soyons sûrs qu’il l’a vécue comme une consécration. Les toiles, Schüttbilder, réalisées au Festspielhaus ont déjà trouvé leur place dans les musées ; elles y ont rejoint tant d’œuvres de l’actionniste. Il restait, il reste la question de l’avenir du 6-Tage-Spiel, pour lui l’aboutissement de son travail, une fois le créateur disparu. C’est toujours délicat, compliqué, quand l’œuvre a un lien si fort. C’était le cas de Beuys, et dernièrement la journaliste du Monde se demandait pour Pina Bausch comment perpétrer l’œuvre sans la dénaturer. Sa réponse donnée dans le titre : La danse de Pina Bausch se transmet de corps en corps, vaut pour Nitsch, à côté des œuvres plus traditionnelles comme les toiles, les dessins, voire les écrits.
Témoin ces deux journées dans l’enceinte du château de Prinzendorf, avec plus de cent musiciens, une partition revue depuis la première représentation en 1998, et pour commencer un bruissement pareil au mi bémol majeur de la Tétralogie, tenu plus longtemps encore, auquel fera contraste très vif, le moment venu, l’entrain d’une fanfare tchèque ; avec une soixantaine d’actrices et d’acteurs, pour les scènes de crucifixion, les moments de forte intensité où ils fouillent les entrailles des animaux morts, ceux d’exubérance enjouée quand il s’agit de mêlées de rugby au milieu de fruits et légumes écrasés. On voit, Nitsch couvre très large, des mythologies et des religions au sport, dans des cérémonies réglées et aujourd’hui fixées dans une deuxième édition, de plus de sept cents pages, de la partition.
Des gestes, des pratiques, à tels moments d’un rite qui s’inscrit dans la durée de la course du soleil, du lever au coucher, quittent la cour du château, les étables muées en salles d’exposition, l’ample grenier, atelier où se déploient les fastes de sang et de couleur rouge. Une procession traverse les champs alentour, fait halte à l’une des caves à vin qui font toute une rue dans les villages. C’est dire qu’en plus de l’organisation du déroulement artistique, il faut que l’intendance suive, qu’il y ait à manger et à boire pour tout ce monde réuni dans ce qui s’apparente tantôt à de la liturgie tantôt à une fête champêtre.
Hermann Nitsch qui repose dans le parc doit beaucoup aux deux femmes qui se sont suivies dans sa vie. Avec sa première épouse, Beate, il a acheté le château, en état délabré, qui avait appartenu à un ordre religieux ; elle est décédée dans un accident. En 1988, Nitsch a épousé Rita Leitenbor qui depuis s’avère, pour reprendre l’expression pour George Sand, la bonne dame de Prinzendorf ; et sur elle a encore reposé, avec le fils adoptif Leo Kopp, les assistants de 1998 Frank Gassner et Josef Smutny ainsi que le chef Andrea Cusumano, la reprise qui devrait être poursuivie dans les années à venir pour reprendre en entier le 6-Tage-Spiel.
Il n’est pas de manifestation, de spectacle qui mérite plus le nom de Gesamtkunstwerk. Le cadre y est, véritable écrin posé dans un paysage qui ne peut que ravir, et puis toutes les disciplines sont mises à contribution, tous les sens des acteurs et des participants, inutile de mobiliser encore Baudelaire, et peut-être que jamais non plus la musique et le peinture n’y furent aussi présentes. Par terre, contre une façade, les toiles prennent vie, les mains y versent la couleur, pétrissent la pâte, les pieds y laissent leurs traces. Au bout des cérémonies, des parades, les oreilles bruissant de sonorité, une vision, un esprit, les deux paradoxalement submergés et assoiffés, du mystère de l’être, seul sujet de l’art de Nitsch.