Bianca Jaeger Montobbio est née à Barcelone, d’où sa mère est originaire, puis, elle grandit à Hong Kong. À l’été de ses sept ans, elle migre au Luxembourg, région ancestrale paternelle. Élevée dans un environnement plurilingue et multiculturel, l’amenant à la maîtrise de cinq langues et à une dispersion toute positive de son identité culturelle. C’est là est le point de départ d’une vision du monde qu’elle décline narrativement dans un travail cinématographique très riche. Très tôt la jeune luso-espagnole, loin de ses racines, immergée dans un pays qu’elle doit faire sien, va développer une passion pour les livres, et va commencer à écrire ses propres histoires, celles-là même qui se meuvent dans les salles obscures et sur nos écrans. Portrait d’une cinéaste émergente, fleuron de l’industrie cinématographique luxembourgeoise.
Bianca Jaeger Montobbio a d’abord été guidée vers le piano, « je savais lire les notes avant de savoir lire des histoires », explique-t-elle gaiement. Élève studieuse au Conservatoire, elle sent pourtant que la musique n’est pas tout à fait pour elle. Au lycée, elle s’aperçoit qu’aucune section artistique ne lui correspond. De frustration en frustration, elle choisit finalement une filière économique, « qui a priori n’a rien à voir avec le septième art, mais qui finalement était un premier pas pour cultiver une attitude de production ». Là, pendant les cours de comptabilité, elle conçoit tout de même des storyboards, sans savoir ce qu’ils sont, « quand j’ai commencé à étudier le cinéma, dès le premier cours on nous a expliqué ce qu’était un storyboard, j’ai été étonnée de comprendre que ce que je faisais intuitivement depuis des années pour expliquer mes histoires étaient justement ça. Dès cet instant, j’ai senti que j’étais à la bonne place ».
Écrire des histoires, ses histoires, a été une soupape indispensable dans son parcours personnel. Très tôt fascinée par le cinéma d’Ernst Lubitsch et notamment son immense To Be or not to Be sorti en 1942, qu’elle adule pour son caractère visionnaire, Bianca conclut à l’âge de dix ans qu’elle sera une écrivaine. Par l’intermédiaire des livres de la saga Harry Potter de J. K. Rowling, elle se rend pourtant compte qu’elle veut être la personne qui « fait des films », tant elle avait été déçue visuellement des films Harry Potter. « Ils ne correspondaient pas aux images que j’avais pendant ma lecture ». Elle aspire à être une cinéaste de fiction, émanant d’une écriture pure, « quand j’étudiais à Londres, j’avais un prof qui disait qu’il y a deux types de réalisateurs, ceux ou celles qui aiment exécuter les visions et histoires des autres et ceux ou celles qui ont beaucoup d’histoires à raconter et veulent transmettre un imaginaire au public. Je suis définitivement de ce deuxième groupe… J’ai beaucoup trop d’idées. Et je me suis rendue compte que je vais mourir avant de créer tout ce que je veux accomplir, mais je suis en paix avec ça ».
Bianca Jaeger Montobbio fait des études cinématographiques à Barcelone, puis elle suit un master en écriture scénaristique pour la télévision et le cinéma et un master en réalisation à l’Université de West London. Des formations académiques qui ont façonné son approche de cinéaste, et sa vision artistique, mais aussi sa personnalité, « il y a du positif à être de plusieurs endroits à la fois. Au Luxembourg je suis l’Espagnole, et en Espagne, je suis la Luxembourgeoise. Je sais que je suis les deux tout le temps ». Barcelone comme Londres sont des viviers du cinéma européen et forcément la guide dans sa pratique, même à l’heure d’une génération qui peut faire des films de manière totalement autodidacte, « c’était important de faire une école pour lutter contre une forme de vulnérabilité. Une phase universitaire est l’opportunité de se trouver en tant qu’individu, découvrir ses points forts et travailler sur ses points faibles pour pouvoir trouver confiance en soi et se lancer sur le marché », admet la réalisatrice.
Pendant ses études elle fait des stages pour diverses sociétés de production et se familiarise avec les plateaux et studios de tournage. « L’école m’a aidée à appréhender ce milieu très stressant, où il y a beaucoup d’égo et j’ai pu survivre sur un plateau de tournage ». Puis, elle commence par travailler en tant que freelance dans la publicité, avant de trouver une place en tant qu’assistante pédagogique dans un lycée. Elle rejoint ensuite le studio de création Radar, venu la débaucher avec des conditions plus qu’alléchantes : « Ils m’ont convaincue en me disant que je pourrais créer mon propre département autour de l’écriture, y faire du script doctoring, et que je serai un peu ma propre chef… ». Elle travaille trois années chez Radar sous différentes casquettes et projets. En parallèle, et avant de s’atteler à des projets de fiction, elle s’est installée dans le clip vidéo pour des artistes locaux comme Corbi, The Tame and The Wild, De Läb, ou C’est Karma. À l’image de réalisateurs comme Michel Gondry, Romain Gavras, Spike Jonze, le clip lui semble être un passage obligé pour comprendre les rouages de l’image cinématographique. «Un clip n’est pas une expérience comme une autre. On peut le voir comme une étape avant de faire un court-métrage, qui amènera à un long-métrage, mais je crois que c’est aussi et surtout un format qui permet de la liberté, de faire des choses créatives et d’aller vers l’expérimentation ».
En 2021, son court drame Kann ech Iech weider hëllefen? – Can I help you ?, est sélectionné pour une « Carte blanche », du Film Fund Luxembourg. Ce film semble avoir clairement conforté son choix de se diriger vers un cinéma de fiction. « En général, mes idées sont influencées par des anecdotes personnelles, ou celles de personnes qui m’entourent ». Tout l’inspire, « j’ai trop d’idées », répète-t-elle, pour poursuivre, « quand une idée reste pendant des années, je me dis qu’il faut la développer ». Can I help you ? met en scène une jeune fille qui achète son premier soutien-gorge, seule. « Ce qui a l’air d’être une histoire banale est un passage important dans l’évolution d’une enfant. Je voulais mettre en image ce sentiment de solitude face à un corps qui change et certaines étapes anodines qui peuvent être vécues comme traumatiques ». Dans ce film, la réalisatrice aborde le passage douloureux de la prépuberté chez une adolescente de onze ans, nommée Mara. Un moment particulier de vulnérabilité, qu’elle raconte comme la première leçon dans la vie d’une femme vers l’âge adulte. « On a besoin d’histoires de ce type sans en faire une préoccupation féminine. Cela concerne aussi les hommes ». Jaeger Montobbio se revendique féministe, « dans le sens positif du terme, dans le sens où les hommes ont aussi besoin du féminisme pour leur propre paix intérieure ». Elle ne prétend pas à un cinéma social, mais s’intéresse plutôt à des notions telles que l’intersectionnalité, « et ces valeurs se retrouvent dans mes idées, dans ce que je veux créer, et ce que je veux mettre en film ».
En mars, elle a présenté son dernier projet de film, About to… BOOM ! à la Cinémathèque de Luxembourg. Autour d’une lecture de script à la table, les actrices Céline Camara, Magaly Teixeira, Mimi Corselitze, Olivia Jacoby, Shari Weirig et Rosalie Maes ont fait entendre ce long-métrage comique qu’elle prévoit de réaliser dans un futur certain… « About to… BOOM ! est un projet qui s’est nourris de différents moments, et premièrement, lors d’un script lab à un festival de scénaristes à Londres… » Pendant une session de brainstorming, elle comprend quelque chose de travers qui est devenu dans son esprit « cinq femmes avec un ventre de femme enceinte ». Après un moment de doute, elle se demande pourquoi c’est une idée si farfelue, pourquoi ça semble si surréaliste. De là, l’idée s’étoffe avec ce qu’elle lit, voit, entend, notamment dans des émissions télévisées telles que X Factor, où une femme a été éliminée « pour son bien » au motif qu’elle était enceinte. « Ça m’a choquée que le choix de cette femme adulte ne soit pas respecté ». Dans son futur film, elle s’attarde sur une question centrale de notre société, à savoir la façon dont la reproduction et la maternité affectent tout le monde, d’une part, et sur la façon dont chacun mérite la chance de poursuivre ses rêves, d’autre part. Si la pression sociale autour de l’âge pour être parent est clairement palpable dans notre société, elle développe cette thématique par le prisme de personnages féminins. « L’idée n’est pas de débattre sur comment éduquer au mieux son enfant, mais sur l’enfantement – mentalement, comme physiquement – et ses conséquences sur la vie des celles qui font d’autres choix », explique-t-elle. «En tant que femme, je cherchais un sujet qui me touche. Je pense à l’un de mes personnages, une athlète disqualifiée de Ninja Warrior parce qu’elle ne veut pas se prêter à un test de grossesse. Il s’agit aussi de parler de respect de la vie privée : certaines femmes ne veulent pas parler de leur maternité, c’est leur droit ». Bianca Jaeger Montobbio ne souhaite pourtant pas faire des films seulement pour les femmes, « je ne crois pas en cette division artificielle. Il est temps qu’on puisse s’identifier et trouver de l’empathie face au vécu des gens, au-delà du fait qu’iels aient une vulve ou un pénis ». Pourtant, elle admet qu’il y a « encore beaucoup de choses à déconstruire bien qu’on ne peut pas tout faire en même temps, et qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Parfois, il faut prendre position ».
Dans cette énergie créatrice qui lui tient au corps depuis plusieurs années, son scénario de long métrage The Perfect Woman, a été sélectionné par la plateforme européenne de networking Sources 2, et le London Screenwriter’s festival Talent Campus, et son thriller Dead&dying a été sélectionné pour participer au CNA Script Development Workshop. Deux autres projets sur le feu donc, pour un portfolio de trois films très ambitieux, avec lesquels la jeune cinéaste part à la recherche d’un nouveau agent international. « Ce sont des projets très différents, et je ne crois pas que j’ai une préférence pour l’un ou l’autre, je les réaliserais en fonction des opportunités et de la faisabilité de chacun d’eux. » Elle se pose aussi des questions éthiques à propos de The Perfect Woman, « quand on reçoit de l’argent pour faire du cinéma, c’est une position très privilégiée, on raconte une histoire, on représente une voix, d’une certaine manière, il faut être conscient de ce privilège et assumer certains débats en profondeur ». Alors aux prémices d’une belle carrière en tant que réalisatrice, ses rêves d’enfants sont devenus ses ambitions d’aujourd’hui. Si elle reste focalisée sur About to… BOOM !, entre sa préproduction et sa réalisation, elle imagine tourner un un court-métrage, « pour ne pas perdre la main. Car, il ne faut jamais attendre que les opportunités tombent du ciel, et toujours continuer à faire des choses ».