Snapchat, l’application qui permet d’échanger des photos, vidéos, dessins et textes qui s’effacent dès qu’ils ont été visualisés par leur destinataire, vaudrait aujourd’hui quelque dix milliards de dollars si l’on en croit les rumeurs. Facebook aurait offert l’an dernier trois milliards de dollars pour acquérir la startup, mais aurait essuyé un refus, Google aurait mis quatre milliards sur la table en novembre, pour être également éconduit, et l’on dit que des discussions en cours avec différents investisseurs dont le géant asiatique du Net Alibaba valoriseraient l’entreprise à un prix supérieur à dix milliards de dollars. Adopté notamment par les plus jeunes adeptes des réseaux sociaux, qui ont compris que l’on risque de compromettre ses perspectives d’emploi si l’on laisse des traces problématiques sur les réseaux classiques, Snapchat est aujourd’hui le troisième réseau auprès de la génération dite « millennial », âgée de 18 à 34 ans, avec une pénétration de 32,9 pour cent sur leurs smartphones contre 43,1 pour cent pour Instagram et 75,6 pour cent pour Facebook.
Même si en l’absence d’une cotation boursière il est impossible de confirmer la valorisation attribuée à Snapchat, le symbole est évidemment très fort : voilà une startup créée il y un peu plus de trois ans, au produit éminemment évanescent, qui a fait de l’éphémère son modèle d’affaires et qui n’a pas un cent de revenus, mais qui vaut davantage que bon nombre d’entreprises traditionnelles qui sont cotées en bourse depuis des lustres, qui réalisent des bénéfices sonnants et trébuchants et qui emploient des milliers d’employés. Et Snapchat n’est pas seul dans ce cas, même s’il reste rare que les jeunes pousses passent le cap des dix milliards de dollars de valeur estimée. A côté de Snapchat, on trouve également dans le club des valorisations à plus de dix milliards de dollars AirBnB, Dropbox et Uber.
Mais en-deçà de ces niveaux, jour après jour, les startups technologiques qui sont identifiées comme présentant un potentiel important lèvent aussi facilement des dizaines de millions de dollars auprès des « venture-capitalists » même si elles sont encore embryonnaires et ne génèrent encore aucun chiffre d’affaires. Au total, Snapchat a levé depuis sa création 163 millions de dollars de fonds.
Pour rester dans le domaine de l’image, il est tentant de comparer Snapchat à Kodak. Créée en 1888 par George Eastman, le nom de l’entreprise est pratiquement devenu au XXe siècle synonyme de photo – avant que la vénérable firme ne rate le virage du numérique et ne s’effondre. Au moment où elle a été placée en faillite, il y a trois ans, l’entreprise représentait une valorisation boursière d’à peine 2,35 milliards de dollars alors qu’elle employait quelque 8 000 personnes, à mettre en regard des deux ou trois douzaines de programmeurs qui produisent le code de Snapchat.
Mais même si l’on compare Snapchat à une entreprise bien portante comme Gemalto, l’écart de valorisation est remarquable. Leader des solutions pour cartes bancaires, basé aux Pays-Bas, Gemalto emploie quelque 10 000 personnes dans le monde. L’entreprise, qui fait partie de l’index AEX de la bourse d’Amsterdam, a réalisé un bénéfice net de 201 millions d’euros en 2012, de 258 millions d’euros en 2013 et représente une valorisation boursière de 6,4 milliards d’euros.
Face à de tels écarts, il est tentant de parler de bulle techno et de mettre en avant le risque d’un effondrement brutal. Mais les cris de Cassandre n’empêchent pas les jeunes pousses technologiques de continuer de séduire les investisseurs, transformant en milliards de dollars les publics qu’elles arrivent à fidéliser même si leurs comptes restent obstinément dans le rouge ou si l’on ignore tout de leur comptabilité.