On mesure la portée du processus entamé dans le monde de la musique classique et les rapports de force entre les acteurs à la seule réaction des concernés. « Nous, on n’a rien demandé, remarque Damien Wigny, le président du conseil d’administration de la Philharmonie, officiellement établissement public salle de concerts grande-duchesse Joséphine-Charlotte. On est très bien comme ça. » Et, en face, à l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, géré par la Fondation Henri Pensis, le mot d’ordre est la discrétion et le renvoi vers le ministère de la Culture, qui aurait émis un blocus d’informations vers l’extérieur. On apprendra juste ceci de la part d’Olivier Frank, président du comité de direction et directeur artistique de l’OPL : « Il ne faut pas parler de fusion. Mais c’est un non-sens que les deux institutions se font actuellement concurrence, c’était une mauvaise conception de la Philharmonie dès le début. Maintenant, les efforts entamés vont dans une direction positive, afin d’attribuer à l’orchestre la place qu’il mérite dans la salle de concert. »
L’initiative de la réflexion vient de la ministre de la Culture Octavie Modert (CSV), qui a d’abord écrit une lettre aux deux conseils d’administration leur demandant de réfléchir à une meilleure collaboration entre la Philharmonie et son orchestre en résidence. Puis, fin 2009, elle a chargé deux experts, Martijn Sander, ancien directeur du Concertgebouw d’Amsterdam et Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la musique de Paris, d’une mission d’analyse de l’existant, notamment des structures organisationnelles, et de proposer des changements au niveau de l’organisation interne ainsi que de nouveaux domaines de synergies possibles. « Je voulais des praticiens, qui aient l’expérience de leurs propres salles, et le résultat de leur analyse était ‘open end’, je n’ai pas donné de consignes dans ce sens, » affirme Octavie Modert. Et que les possibles économies à faire en temps d’austérité seraient certes les bienvenues, mais n’étaient pas la raison première de cette étude. À l’heure où nous mettons sous presse, les musiciens n’ont pas encore été informés des réflexions en cours.
Mercredi dernier, 2 juin, les deux experts ont remis leur analyse aux deux conseils d’administration, qui « ont constaté que cette expertise constitue une bonne base de discussion » écrivait le ministère dans un communiqué de presse le même jour. La ministre veut elle-même encore voir les experts, et les deux CA vont se concerter d’ici la fin du mois pour donner un avis motivé sur les différentes pistes de collaboration envisagées à la ministre, qui tranchera. « Nous avons demandé un certain nombre d’études et de calculs à notre direction, affirme Damien Wigny. Mais il faudra que les pouvoirs publics nous donnent une orientation claire sur trois questions : Qui sera responsable, parce que ‘there’s no responsibility without authority’» ? Quel sera l’impact financier d’une telle collaboration renforcée ? Et comment est-ce que les équipes fonctionneraient ensemble – sachant que normalement, on sépare la gestion de l’ensemble en résidence de ce-lui de la salle ? » Le président de la Fondation Henri Pensis, Jean Hoss, n’était pas disponible pour une prise de position cette semaine.
On sait que la principale demande d’un changement de la situation émane de l’OPL. Fondé en 1933 en tant qu’orchestre symphonique de RTL, l’orchestre a été repris par l’État luxembourgeois en 1996, grâce notamment à l’engagement de la ministre de la Culture de l’époque, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), sous la forme juridique d’une fondation. Commencèrent alors des années de développement intense afin de faire de l’orchestre destiné à animer des émissions de radio un ensemble philharmonique à prendre au sérieux. Durant les années de planification de la future salle de concerts, il semblait évident aux responsables de l’orchestre que cette salle serait leur salle, pour remplacer celle de la Villa Louvigny en quelque sorte, une salle dont l’OPL aurait quasiment les clés et dont le directeur serait une sorte de concierge de luxe.
Or, ni le conseil d’administration ni le directeur Matthias Naske ne le voyaient de cet œil, et, tout en considérant l’OPL comme un orchestre privilégié en tant qu’ensemble en résidence, programma des cycles de concerts avec les plus grands ensembles du monde, des Wiener Philharmoniker au London Philharmonic, du Gewandhaus Leipzig au New York Philharmonic. Face à cette concurrence high end, l’OPL allait perdre de son attrait, c’était évident, même s’il redoublait d’efforts et engageait des chefs et des solistes prestigieux.
Une première médiation du ministère de la Culture sur les frais de location des salles de répétition et de la salle de concert débouchait sur un subside supplémentaire de l’ordre de 500 000 euros par an à la Philharmonie afin de couvrir ces frais. Les investissements conséquents dans cet orchestre, qui compte encore engager cinq musiciens supplémentaires pour atteindre un effectif projeté de 98 membres, ont toujours été politiquement justifiés par sa mission d’ambassadeur culturel du pays, précédant ou accompagnant les missions politiques ou économiques.
Or, au-delà de sa programmation artistique de très haut vol, une des grandes qualités de management de Matthias Naske est sa capacité de gestion financière. Sur un budget de quelque douze millions d’euros en 2009, il reçoit 7,4 millions de subsides de l’État et trouve 4,3 millions de recettes propres, vente de tickets et sponsoring, pour terminer l’année avec un excédent de 184 000 euros. La Fondation Henri Pensis par contre tire la sonnette d’alarme dans son bilan 2009, qui vient d’être publié au Mémorial : « La Fondation ne disposera donc plus de réserves budgétaires et ce décalage entre l’accroissement des frais et la stagnation de l’aide de l’État, nécessitera une adaptation importante de la participation financière de l’État pour les prochaines années, » écrit le vice-président du conseil d’administration François Colling dans son rapport de gestion pour 2009.
Le gouvernement avait été autorisé à participer au financement de la Fondation par une loi de 1996, modifiée une dernière fois en 2003 pour porter l’aide annuelle à onze millions d’euros. À cela s’ajoutent 533 000 euros de la part de la Ville de Luxembourg, en contrepartie d’un certain nombre de concerts, ou la production d’opéras au Grand Théâtre. 350 000 euros proviennent de mécénat et de sponsoring. La baisse rapide des produits de la vente de tickets est inquiétante : les abonnements chutent ainsi de 560 000 euros en 2008 à 399 978 en 2009. La légère progression de la vente libre de tickets à 773 112 euros (plus 63 000 euros) n’arrive pas à rééquilibrer cette perte.
En face pourtant, plusieurs charges sont incompressibles : 8 millions d’euros par an de frais de personnel (93 musiciens et 21 membres du staff administratif et technique), frais auxquels s’ajoute 1,2 million pour les chefs et les solistes – on dit d’ailleurs que le contrat d’Emmanuel Krivine, directeur musical et chef d’orchestre attitré serait excessivement avantageux, aussi bien côté salaire qu’en ce qui concerne les pouvoirs qui lui sont attribués. Le conseil d’administration, qui exerce ses fonctions bénévolement, est visiblement davantage constitué selon des critères politiques que de professionnels de la musique et a une moyenne d’âge assez élevée. Il y a eu des changements rapides de responsables de la direction générale en quelques années (Benedikt Fohr, Gilles Ledure puis Olivier Frank) et encore plus rapide au sein de la division de la communication – autant d’indicateurs d’une crise interne. En outre, l’état de santé d’Olivier Frank ne lui permet plus d’exercer cette fonction. Le besoin de changement est donc urgent.
Alors, va-t-on fusionner les deux administrations ? Personne ne veut encore officiellement se prononcer sur cette question. Octavie Modert décrit son ambition par une métaphore : « Si déjà les deux ont une même adresse, autant faire ménage commun » ou encore : « le public ne fait pas de différence entre les personnalités juridiques, ce que nous voulons, ce sont davantage de synergies. » De la part de l’État, une optimisation des moyens financiers investis serait pour le moins rationnelle. « Quel que soit le scénario retenu, Matthias Naske aura des fonctions accrues, cela me semble certain, » assure Damien Wigny. Par exemple de devenir aussi directeur de l’OPL, dans le cas d’une fusion ? « Je ne peux pas m’imaginer cela, » répond l’intéressé à cette question, parce qu’il se sent assez sollicité par la gestion de la Philharmonie.
Mais le même Matthias Naske tient à souligner que « la raison de cette étude n’est pas une mésentente entre la Philharmonie et l’OPL » et que pour se quereller, il faudrait être deux. « Il y a certainement une nécessité économique pour approfondir les synergies, » dit-il, et qu’il a soutenu l’initiative du ministère de la Culture parce qu’elle contribue à objectiver le débat, à le sortir de cette ambiance lourde d’émotions qui règne toujours depuis l’ouverture de la Philharmonie, il y a cinq ans. « Le spectre des collaborations envisageables est très large, » estime-t-il. Les modèles existants à l’étranger pour les orchestres en résidence sont multiples et vont d’une même structure de décision à des collaborations plus libres. Les deux experts ont mis à plat les processus organisationnels, financiers et de prise de décision des deux administrations et proposé plusieurs pistes, confidentielles jusqu’à présent ; la Philharmonie est en train de réaliser ses propres calculs de business plans envisageables.
Toujours selon ses comptes annuels officiels de 2009, l’OPL a joué 84 concerts l’année dernière – et inofficiellement, rêve d’une meilleure représentation au sein de la programmation de la Philharmonie, ce que Patrick Coljean, délégué du personnel articule aussi : « Nous trouvons que nous ne sommes pas assez présents dans notre maison ». Reproche que Matthias Naske ne laisse pas valoir : cette saison, sur 28 concerts d’orchestres, neuf sont joués par l’OPL précise-t-il, ce qui serait un très bon ratio. « Ce que je veux, c’est une optimisation des deux structures, estime la ministre de la Culture Octavie Modert. Avoir deux programmateurs artistiques dans une même maison ne fait pas de sens à mes yeux. » Elle ne s’est pas fixé d’agenda sur la suite des opérations, mais veut attendre de voir les experts et entendre les deux conseils d’administration avant de prendre une décision. « Mais cela ne va pas durer cinq ans avant qu’il y ait un changement notable ».