Abolir les frontières de l’exclusion culturelle. Faire en sorte que tout un chacun ne demeure pas – plus – condamné à la culture de son milieu. Que relégation économique et sociale ne rime plus avec relégation culturelle. Et que la connaissance et l’expérience du foisonnement artistique et culturel de tout un pays ne soit pas l’apanage d’une infime poignée de privilégiés. Voilà, en somme, les points d’achoppement de la très grande majorité des politiques culturelles menées à l’échelle nationale, mais aussi internationale et à peu près le but de tous les ministres de la Culture.
« La culture n’est pas un luxe, mais une nécessité, » affirme le Prix Nobel de littérature 2000, Gao Xingjian, et ce n’est pas l’un des prophètes et principaux artisans de ce très ambitieux et noble dessein qui l’aurait contredit. En 1959, l’écrivain français André Malraux, que les cercles littéraires et culturels connaissent également pour sa renommée Condition humaine (1933), couronnée par le prix Goncourt, devient le premier ministre d’État français chargé des affaires culturelles. Il n’aura de cesse de mener campagne et combat pour que se diffuse cette « nécessité » et qu’elle imprègne les milieux qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter.
Près de cinquante ans après la création de ce ministère désormais incontournable, le rêve un peu fou de « vulgarisation » de la culture n’est toujours pas réalisé, en France comme ailleurs, à Paris comme à Luxembourg. Car pour les victimes de l’exclusion sociale, « se cultiver n’est pas une préoccupation première », constate Alexandra Oxacelay, chargée de direction de l’association Stëmm vun der Strooss. « Certes, nous proposons aux personnes qui recourent à nos services et à notre assistance de participer à des manifestations culturelles et organisons ces sorties. Mais ces activités sont majoritairement destinées à les divertir et à leur faire oublier leur difficile quotidien le temps d’un spectacle ou d’une séance de cinéma. La demande d’une expérience culturelle n’émane pas d’elles. Les hommes et les femmes que nous accompagnons, en effet, sont trop ‘en marge’, trop au ban d’une société qui leur semble inaccessible, presque utopique tant ils sont taraudés par des questions en permanence ouvertes telles que : comment trouver un emploi, un lit où dormir, des ressources pour financer une toxico-dépendance, … »
Comment, dans de telles conditions, forger une « culture de la culture » chez des individus dont on dit aujourd’hui encore dans moult salons qu’ils n’en ont pas ? Comment parvenir à créer un besoin, une demande de participation à la vie culturelle ? Voilà très concrètement les questions sur lesquelles ont planché des représentants d’organismes d’horizons très différents : ministères (Culture, Famille,...), milieux associatifs, établissements culturels,… pour arriver à mettre en œuvre ce qui allait devenir le passeport culturel ou Kulturpass.
« L’idée en soi ne date pas d’hier, » éclaire Claudine Bechet-Metz, présidente de l’association Cultur’all, qui a élaboré ce nouvel instrument, lors de la conférence de presse pour le lancement du Kulturpass. « Le passeport culturel figurait en effet déjà dans le rapport d’activités du ministère de la Culture il y a dix ans. » Mais ce n’est qu’en 2007, suite à un séminaire organisé par l’Institut de formation sociale (IFS), intitulé Diversité culturelle et droits culturels – pour quoi faire ? et qui donnait également la parole à des gens vivant dans la précarité, que les choses deviennent plus sérieuses. Un groupe de travail se forme alors et agence, en mai 2008, une conférence intitulée Musées : agents du changement social et du développement à la demande des Stater Muséeën. Cette communication connaît un franc succès et pousse le groupe de travail à se constituer en asbl : c’est la naissance de Cultur’all.
Mais à quoi sert ce fameux passeport et qui y a droit ? C’est une petite carte, nominative ou associative, qui donne accès gratuitement aux musées qui se sont associés au projet, respectivement aux spectacles et manifestations des établissements culturels partenaires au prix de 1,50 euro, dans la limite des places disponibles. Les ayant-droit sont, d’une part, les personnes résidant au grand-duché qui répondent aux critères d’attribution de l’allocation de vie chère versée par l’État annuellement et, d’autre part, les demandeurs de protection internationale en attente d’une décision de même que les déboutés bénéficiant d’un statut de tolérance.
Le Kulturpass sera délivré gratuitement sur simple demande soit moyennant un formulaire envoyé par le Fonds national de solidarité aux bénéficiaires de l’allocation de vie chère, soit sur base d’une demande formulée et justifiée par un partenaire social du projet. Pour autant, ce nouvel outil suffira-t-il à engendrer une plus grande facilité d’accès à la culture, à résorber une grande partie du déficit en capital culturel qu’a une grande partie de la population vis-à-vis de la population ? Car c’est un fait, et une publication du Ceps/Instead d’avril 2006 sur les pratiques culturelles au Luxembourg (Panel socio-économique, Liewen zu Lëtzebuerg, Cahier n° 152) le confirme : des paramètres tels que le niveau de formation initiale ou professionnelle, ainsi que le niveau de revenu et de vie des ménages ont un impact direct sur leurs pratiques culturelles. Des personnes vivant dans la précarité ou une pauvreté persistante de génération en génération seront moins enclines à s’adonner à des activités culturelles d’autant plus que ces dernières seront « cultivées » et raffinées ou traditionnelles.
Et pourtant… « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent, » stipule l’article 27.1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Et les analystes, de rangs sociaux, politiques, artistiques ou autres, s’accordent à dire qu’une pratique culturelle conséquente est un facteur d’intégration, de cohésion sociale, mais aussi d’épanouissement individuel. La culture, en effet, est étroitement liée à la citoyenneté, elle est souvent un intermédiaire, un médiateur entre société et individu et permet à celui-ci d’y jouer un rôle actif, voire proactif. En être privé relève de la discrimination, voire ségrégation.
Pour que ces populations peu habituées à fouler les parterres des institutions culturelles y prennent goût et que se dissipent leurs craintes au contact de cette Muse, un important travail de sensibilisation et de médiation doit donc être réalisé sur le terrain si les initiateurs de cette initiative veulent que le passeport culturel fasse honneur à son titre et trouve effectivement son public. Pour que culture ne rime plus avec exclure…