Alors que la veille encore, les mandataires du parti populiste ADR entonnaient, lors de leur congrès, l’éternelle litanie du « gaspillage de deniers publics » pour un « musée vide » où il faudrait « une loupe pour trouver le moindre visiteur », la réalité au Mudam un dimanche normal est toute autre : du public dans toutes les salles, du grand hall à la cave, du bistrot à la boutique, en passant par le moindre recoin des galeries, dont beaucoup de familles avec enfants qui s’éclatent devant les œuvres ludiques et hautes en couleur comme le Jungle Book plurilingue de Pierre Bismuth (avec tapis et coussins pour s’y vautrer), dans la salle A Mirror Woman de Kimsooja (couvre-lits coréens suspendus, ventilateurs et chants de moines tibétains, installation qui permet aussi de jouer à cache-cache, lorsque le gardien ne regarde pas) ou ont les yeux écarquillés d’émerveillement devant les mondes miniatures de la Traffic Series de Jennifer et Kevin McCoy.
Et alors que Jacques-Yves Henckes (ADR) et Anne Brasseur (DP) interpellent la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV) sur les chiffres – le nombre de visiteurs, les frais – du Mudam, avec des formulations laissant comprendre que ce serait un fiasco, une publication très grand public comme Geo Découverte cite le Mudam parmi les cent plus beaux musées d’Europe (Hors Série Musées d’Europe), estimant qu’il est « un des plus grands musées d’art contemporain d’Europe du Nord. » L’un et l’autre sont exagérés : les politiciens luxembourgeois dans la négative, car avec entre 51 000 et 89 000 visiteurs par an, le Mudam est bien le musée le plus populaire du pays, et les médias étrangers dans l’enthousiasme, car Mudam ne possède encore, après quatorze ans de politique d’acquisition, que quelque 420 œuvres.
Ces petites anecdotes prouvent bien toute la difficulté du Mudam, malgré la renommée internationale qu’il s’est forgée en une dizaine d’années, bien avant l’ouverture du bâtiment de Ieoh Ming Pei en 2006 : il reste politiquement contesté au Luxem-bourg, bien que ce nouvel acharnement de l’opposition parlementaire sans véritable raison ait de quoi étonner. La question existentielle pour le Mudam est : doit-il se plier aux attentes démagogiques, aussi bien du politique que de certaines tendances au sein de son propre conseil d’administration, qui lui demandent de faire dans la vulgarisation à tout-va, et si oui, jusqu’où ? Y a-t-il des limites ?
Valoriser la collection en constitution était un des points essentiels du cahier des charges pour le successeur de Marie-Claude Beaud, à laquelle certains membres du CA semblaient (bien à tort) prêter tous les maux vers la fin de son mandat, dont celui de ne pas assez exploiter la collection in-house. Elle l’avait pourtant fait, avec l’exposition Eldorado pour l’ouverture du Mudam, puis avec deux volumes thématiques du cycle Out of storage, qui ont montré quelques bijoux de cette collection, plus des pièces intégrées dans les expositions thématiques. Mais la demande du pouvoir est claire : il faudrait montrer une partie de la collection de manière permanente, aussi dans l’espoir de réduire les frais du programme artistique – à partir de la fin du Meilleur des mondes, ce sera d’ailleurs chose faite, les salles du premier étage resteront dévolues à la collection. Au-delà d’une ambition de rendre visible ce patrimoine qui s’est assemblé sous différents regards depuis 1996 – la commission d’achat du Fonds culturel d’abord, puis sous Bernard Ceysson (1998-2000), Marie-Claude Beaud (2000-2008) et maintenant Enrico Lunghi –Le meilleur des monde est aussi une déclaration d’intention du nouveau directeur. Un statement avec lequel il esquisse ses priorités, son esthétique.
Et sous cet angle-là, cet assemblage assez libre – bien que le roman d’anticipation d’Aldous Huxley, Brave New World, serve de fil rouge, de vague narration structurant les salles selon de grandes thématiques (territoires, visages et corps, artifices, vies intérieurs et rêve...) – devient encore plus limpide. Malgré une exposition assez dense, avec une centaine de pièces, comme pour réagir au reproche que le Mudam avait l’air « vide » au début, peu d’œuvres radicales ont été retenues, peu de politique, de crossover ou de transdisciplinarité (exit la mode, le design, la musique ou la danse). Mais il y a beaucoup de photographie, de la vidéo, des installations et de la peinture... des pièces a priori très faciles d’accès, immédiatement compréhensibles, qui n’ont pas vraiment besoin de connaissances d’un contexte et correspondent souvent même à une certaine idée du beau.
Une des salles qui répond tout à fait à cette quête esthétique est celle sous la petite verrière, le « jardin des sculptures » : deux pièces seulement s’y côtoient, la fontaine d’encre de chine Many spoken words de l’artiste luxembourgeoise Su-Mei Tse et les palmiers argentés de l’artiste d’origine péruvienne David Zink Yi (New Silwer), deux œuvres récentes acquises par Enrico Lunghi en 2009, qui font régner une ambiance zen, presque méditative dans la salle et ont la force d’exister malgré la présence visuelle très forte de la verrière. Cet agencement plairait certainement à IM Pei.
Une autre juxtaposition évidente et qui marche bien est celle du Black Charcoal Circle, Athens de Richard Long (datant de 1989, acquise en 1998) et la toujours aussi époustouflante installation À propos des lieux d’origine # 1 de Pedro Cabrita Reis, découverte lors de Portugal Agora en 2007, pour une belle dialectique, toute simple et évidente.
La vidéo de Sylvie Blocher, Men in pink, qui accueille le visiteur, ne rate pas son effet – en 2001, lorsqu’elle fut montrée au sous-sol du Centre Aldringen, dans le cadre de l’exposition Luxembourg, les Luxembourgeois du Casino Luxembourg avec le Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, elle fut éclipsée par la polémique Lady Rosa. Une chorale masculine d’homosexuels d’un certain âge entonne d’abord L’Internationale, puis le Heigh-Ho des sept nains dans le Blanche Neige de Walt Disney – portant alors des collants en nylon rose par-dessus leurs têtes, ce qui rend leurs visages difformes. Sylvie Blocher juxtapose ainsi de manière efficace et avec juste ce qu’il faut d’humour, les deux grandes idéologies du XXe siècle, le communisme et le capitalisme (les sept nains chantent cette chanson lorsqu’ils partent à la recherche de diamants). À partir de cette œuvre-phare de l’exposition, on peut s’amuser à chercher des associations, que ce soient des critiques vis-à-vis du monde du travail (Claude Lévêque) ou l’absurdité du système communiste (Nedko Solakov), voire simplement en cherchant d’autres œuvres de l’artiste française (L’annonce amoureuse).
Certaines salles, comme notamment celle sur le portrait au premier étage, prouvent à quel point des œuvres de la fin du XXe siècle ont vite et mal vieilli, c’est aussi un constat intéressant. D’autres œuvres par contre, comme la Häusersequenz (1996) de Tina Gillen par exemple, ont gardé toute leur pertinence. Le visiteur averti retrouvera d’ailleurs beaucoup de pièces qu’il a déjà pu voir ailleurs, que ce soit au Casino, lorsque le Focuna y montrait les premières acquisitions de la collection, ou plus tard, lors d’expositions collectives ou monographiques, ou dans des galeries privées. La collection du Mudam est aussi, comme toute collection, un condensé de l’histoire de l’art récente d’un pays. Il est rassurant de savoir qu’enfin, on garde des traces de cette créativité.
Enrico Lunghi veut « réconcilier le public avec le Mudam » (voir pages 5-6), et pour ce faire, il sème à tout vent. L’approche n’est pas dénuée de fondement, mais, franchement, s’appuyer sur Aldous Huxley avec un roman du début du siècle dernier, lecture de base des lycéens, c’est un peu comme citer Le petit prince de Saint-Exupéry : pas vraiment révolutionnaire. Mais voilà probablement une des attentes vis-à-vis du Mudam : qu’il s’assagisse un peu pour devenir plus populaire. Ce serait dommage.